Secteur commerçant de Shankill Road, au cœur du bastion loyaliste de Belfast. | WILLIAM KELLY POUR "LE MONDE"

Dans les vitrines du centre-ville de Belfast, on ne voit que lui, le plus souvent dans sa version « extérieur » : un maillot blanc, rayures vertes sur les manches, chiffre 3 imprimé en vert sur le torse, qui n’est pas le numéro de l’arrière gauche mais le logo d’un opérateur téléphonique, et ce blason sur le cœur, cerclé d’orange, qui dit « Ireland ».

La tunique de l’équipe nationale d’Irlande pour l’Euro 2016 est omniprésente dans les magasins de sport. L’équipe d’Irlande. Celle qui joue à 170 kilomètres au sud, à Dublin. Pour trouver à Belfast le maillot de l’Irlande du Nord, qui a remporté jeudi 16 juin le premier match de son histoire à un Euro en battant l’Ukraine (2-0), il faut se rendre dans les boutiques de la chaîne JD Sports, mais pas n’importe lesquelles.

Dans un centre commercial, à 15 minutes à pied de Windsor Park, où l’équipe nationale joue tous ses matchs, la boutique JD ne distribue pas l’élégant maillot vert émeraude barré d’une bande bleu marine. Ce n’est pas un problème de stock. De ce côté-ci de l’autoroute, nous sommes dans Upper Falls, bastion du nationalisme irlandais, 92 % de catholiques lors du dernier recensement en 2011.

« Un truc de protestants » 

Porter un maillot de l’Irlande du Nord dans un pub de Falls Road est un exercice réservé aux masochistes, amuseurs en caméras ­cachées ou provocateurs en quête du coup de poing. Y poser la question de l’équipe d’Irlande du Nord suscite au mieux la moquerie, au pire un regard noir qui incite à déguerpir. « Northern Ireland ? » Ici, il y a un mot de trop.

Ryan Gallagher et Harry Gregg tirent nerveusement sur leur clope à l’entrée de l’An Diabhal Tearg (Le diable rouge) – sur Falls Road, la plupart des pubs ont un nom gaélique. L’accent français attendrit ces deux gueules de cinéma : en 1999 à Belfast, les Bleus champions du monde avaient essuyé les sifflets nourris de certains supporteurs de l’Irlande du Nord, qui les percevaient comme les représentants d’un pays catholique. Pour Ryan et Harry, les ennemis de leurs ennemis sont leurs amis.

On ose : « Si j’entre dans tous les pubs du quartier, ai-je une chance de trouver un supporteur de l’Irlande du Nord ? » Ils sourient : « Aucune chance. Nous sommes irlandais. L’équipe d’Irlande du Nord, c’est un truc de protestants. On les regardera quand même à la télé… en espérant qu’ils se fassent battre. »

Chaque habitué qui pousse la porte est montré du doigt : « Tiens, lui, il supporte ­l’Irlande du Nord. » Comme on dirait dans un bar du Vieux-Port, à Marseille, pour humilier un client : « Tiens, un fan du PSG. » « Non, vraiment, insistent-ils, si tu veux trouver des supporteurs nord-irlandais, marche jusqu’au bout de cette rue et traverse le rond-point. »

En suivant ce GPS à l’accent à couper au couteau, on pénètre dans « The Village ». En fait de village, une carte postale de Belfast, un grand pâté de maisons basses en briques rouges, au fronton desquelles flotte parfois un Union Jack élimé. La reine Elisabeth II – jeune – pose sur le visiteur un regard autoritaire. Sous le grossier portrait s’étale cette légende : « This we will maintain » (« Ça, on le gardera »). Les murs du quartier rendent aussi hommage aux forces paramilitaires loyalistes.

« Un choix politique de ne pas avoir déménagé le stade »

Les toits incurvés du nouveau Windsor Park, qui sera achevé à l’automne, se dessinent au bout de ce quartier profondément loyaliste et ouvrier. Les immigrés, étudiants et infirmières de l’hôpital voisin ont renouvelé la population ces dernières années.

Windsor Park abrite, outre le siège de la ­Fédération nord-irlandaise (IFA) et tous les matchs de l’équipe nationale, le club historique de Belfast, Linfield. Celui à l’identité politique la plus affirmée, à travers les couleurs – rouge et bleu, comme l’Union Jack et les Glasgow Rangers – ou les peintures murales, qui associent systématiquement Linfield à l’équipe nationale.

Lorsque des équipes historiquement catholiques viennent jouer à Linfield, les joueurs et leurs supporteurs découvrent Windsor Park par une autre entrée, évitant de traverser The Village. Que la fédération ait pris racine dans ce quartier, et renouvelé en 2012 l’accord avec Linfield et son stade, fait dire à certains qu’il est difficile pour des catholiques, même ­modérés politiquement, de soutenir l’Irlande du Nord. Surtout que l’IFA a choisi de le rebaptiser, pour les matchs internationaux, « the National Park », un nom piégé puisque toute une partie de la population considère qu’il n’y a pas de nation nord-irlandaise.

« Windsor Park aura beau être le plus merveilleux des stades, tu sais où tu es quand tu ­arrives dans le quartier. Il n’y a qu’à lire sur les murs », souligne Stephen Bloomer, chercheur spécialiste du conflit nord-irlandais et fin connaisseur du médiocre championnat local. « C’est sans aucun doute l’un des quartiers les plus loyalistes de Belfast. C’est un choix politique de ne pas avoir déménagé le stade. »

Port des maillots interdit dans des pubs

En 2008, le projet de créer un stade omni­sports – football, rugby et sports gaéliques – sur le lieu d’une ancienne prison avait capoté en raison de l’opposition des partis loyalistes et des supporteurs de l’équipe de football. Le gouvernement avait finalement opté pour le statu quo et financé la modernisation des trois stades. En foi de quoi le stade de football n’a pas quitté son bastion loyaliste, le stade des sports gaéliques n’a pas déménagé du quartier nationaliste et l’équipe de rugby ­d’Irlande unifiée ne joue jamais à Belfast.

« Dis-toi qu’on a été éduqués toute notre ­enfance à éviter certains quartiers. Ce n’est pas un réflexe que l’on va oublier pour aller voir une rencontre de sport », tranche Stephen Bloomer en sirotant son café, dans l’une de ces chaînes internationales qu’il exècre pour avoir normalisé le centre-ville de Belfast.

Le football, dans la capitale nord-irlandaise, se vit une carte routière à la main, et si possible dans une tenue neutre. Dans les quartiers catholiques, le vert et blanc de l’équipe ­d’Irlande mais surtout du Celtic Glasgow se porte fièrement, tandis que le rouge et bleu des Glasgow Rangers fait l’unanimité dans les coins protestants.

Dans de nombreux pubs du centre-ville, quartier mixte, le port des maillots est tout simplement interdit, pas seulement pour des raisons de standing. « Tout le monde sait ce que le port de l’un ou l’autre maillot signifie ­politiquement », décrypte le chercheur, recommandant d’éviter de se balader avec le maillot de l’Irlande du Nord trop tard le soir, à l’heure où les gosiers ne sont plus à sec.

Un sélectionneur catholique

La communauté catholique nord-irlandaise a longtemps eu l’impression d’être poussée hors du football local. Il ne reste en première division qu’un seul club – Cliftonville – dont les supporteurs soient majoritairement ­catholiques.

Fresque à l’effigie du club de Cliftonville, seule formation de première division dont les supporteurs sont majoritairement catholiques. | WILLIAM KELLY POUR "LE MONDE"

Le Belfast Celtic, club phare de la communauté avant-guerre, s’est autodissous à la suite d’affrontements violents à Windsor Park en 1948, lors d’un choc contre Linfield. Derry City a quitté le championnat il y a quarante-cinq ans pour des raisons de sécurité et trouvé refuge auprès de la Ligue irlandaise au moment de sa renaissance dans les années 1980. Rien n’indique que la deuxième ville d’Irlande du Nord retrouvera un jour le championnat de son pays. Elle est devenue un symbole pour les nationalistes qui rêvent d’unifier l’île.

Croire que le football nord-irlandais est une affaire strictement protestante serait pourtant simpliste. Sur les terrains, la majorité des joueurs sont de culture catholique et nationaliste. Sur le banc de l’Irlande du Nord, durant l’Euro, est assis Michael O’Neill, un catholique de Ballymena qui, à sa nomination en 2012, se fixait pour mission de « rendre l’équipe nationale ouverte à tous ». Prié de dire s’il avait été choisi pour sa religion, O’Neill avait répondu : « Je ne suis pas là pour dire la messe mais pour faire une équipe. »

Kyle Lafferty, attaquant  de la sélection nord-irlandaise, avec des fans à l’issue de la victoire contre la Biélorussie (3-0), le 27 mai, à Windsor Park. | WILLIAM KELLY POUR "LE MONDE"

Sur le mont Rushmore du football local, on sculpterait le visage d’un autre catholique, un autre O’Neill, Martin. Actuel sélectionneur de l’Irlande, mais capitaine de l’équipe ayant donné aux Nord-Irlandais leurs plus grands frissons sportifs : celle qui, en 1982, avait ­atteint les quarts de finale de la Coupe du monde en battant l’Espagne chez elle. Le ­buteur, Gerry Armstrong, était un enfant de Falls Road. Lui aussi est devenu une légende locale. Divine époque où, malgré les troubles, la question de supporter une autre sélection que l’Irlande du Nord ne se posait même pas.

« Il y a encore trente ans, les deux communautés soutenaient l’Irlande du Nord, principalement parce que la République d’Irlande n’avait pas une bonne équipe, se souvient Jim Rainey, 64 ans et un premier match en tribunes qui date de 1957. Puis la montée de la violence a coïncidé avec la montée en puissance de l’équipe d’Irlande, et les nationalistes se sont mis à la soutenir. Ça laissait penser que seuls les loyalistes soutenaient le Nord. »

« Outil de promotion de l’identité britannique du pays »

Après la Coupe du monde 1986 – élimination au premier tour –, tous les éléments se réunissent pour favoriser la division footballistique des deux communautés, se souvient le sociologue du sport David Hassan, spécialiste du football nord-irlandais à l’université de l’Ulster : « Beaucoup de joueurs ont pris leur retraite internationale, essentiellement des ­catholiques – Pat Jennings, Martin O’Neill, Gerry Armstrong ; un développement politique majeur s’était produit un an plus tôt avec la signature de l’accord anglo-irlandais, rejeté par les nationalistes comme par les unionistes, et l’équipe d’Irlande de l’entraîneur Jack Charlton montait en puissance, en se qualifiant pour l’Euro 1988 et la Coupe du monde 1990. »

Soutenir l’Irlande du Nord prend alors une signification de plus en plus politique et, alors que le processus de paix prend forme, l’équipe nationale devient une bouée pour les militants loyalistes et unionistes, qui en font « un outil de promotion de l’identité britannique du pays ». Windsor Park se transforme en salle de meeting, où flotte l’Union Jack et où retentissent alternativement God Save the Queen et chants antinationalistes.

« Les tribunes chantaient souvent Billy Boys, où il est dit : On a du sang de catho [Fenian en version originale, un terme péjoratif désignant la communauté catholique] jusqu’aux genoux », se souvient Jim Rainey.

« Windsor Park était devenu une “no-go zone” pour la communauté nationaliste, et les chants sectaires ne faisaient qu’aggraver la ­situation, admet Keith Gibson, responsable du programme « Football pour tous » (entendre : pour toutes les communautés) de l’IFA. Nous n’avions plus qu’un noyau de supporteurs. Les gens ne venaient plus parce que l’atmosphère n’était pas festive. L’équipe n’était pas bonne non plus. On avait touché le fond. La presse nous demandait pourquoi la fédération n’agissait pas pour mettre fin au sectarisme dans les tribunes. On a reconnu notre erreur, et on s’est mis au travail. »

Chasse aux banderoles sectaires

En 1999, après des années de laisser-faire, l’IFA, en lien avec des groupes de supporteurs emmenés par Jim Rainey, commence à faire la chasse aux banderoles sectaires, à encourager la mixité dans les clubs, et donne les moyens aux supporteurs les plus ouverts de noyer les chants insultants. « Ils ont réalisé que la ­société nord-irlandaise changeait, mais aussi qu’ils avaient du mal à trouver des sponsors et que les affluences étaient faibles », observe Gary McAllister, président de l’Association des supporteurs d’Irlande du Nord.

« L’IFA voulait créer un environnement apolitique, confirme David Hassan, parce que rester sur la touche ne pouvait plus suffire et qu’elle a réalisé qu’elle devait vendre son sport aux télévisions et au gouvernement pour qu’il finance la construction du stade. »

Le mouvement s’accélère après 2002, à la ­faveur d’un incident qui bouleverse le pays : Neil Lennon, déjà sifflé lors d’un match à ­domicile, met un terme à sa carrière internationale après avoir reçu des menaces de mort, à la veille de son premier match comme capitaine de l’Irlande du Nord. Les extrémistes considéraient comme une souillure le fait de laisser un joueur du Celtic Glasgow, catholique et partisan d’une équipe d’Irlande unifiée, incarner la sélection.

Quatorze ans plus tard, il ne reste quasiment rien du poison sectaire qui envenimait l’atmosphère de Windsor Park. Le répertoire de chants a été renouvelé, en prenant garde de ne vexer personne – même l’expression « Ulster », qui recouvre deux réalités différentes ­selon les communautés, a fait l’objet d’un débat.

Des supporteurs avec un drapeau de l’équipe nationale commémorant les soldats nord-irlandais morts en France en 1916. | WILLIAM KELLY POUR "LE MONDE"

Débat autour de la création d’un hymne

La chasse au rouge et bleu a été ouverte, afin de recouvrir le stade de vert et blanc, les couleurs historiques du maillot nord-irlandais, que personne n’achetait auparavant car ce sont aussi celles du Celtic Glasgow. Jim Rainey se souvient s’être fait tabasser en centre-ville, en 1981, par… des loyalistes qui lui reprochaient le port d’une écharpe vert et blanc pour un match de la sélection. Désormais, l’équipe et ses supporteurs ont adopté le surnom de « Green and White Army » et le maillot commence, très lentement, à se faire une place en tribunes.

Pour les nationalistes, le processus sera long. Même si, pour la première fois en 2011, une élue du Sinn Féin, l’ancienne branche ­politique de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), a assisté à un match à Windsor Park en tant que ministre des sports.

« Il reste une hostilité dans certains quartiers envers l’équipe d’Irlande du nord, et je pense que la majorité des supporteurs sont toujours protestants, car il y a un lien historique, dit John Bell, auteur d’une thèse sur les supporteurs de l’équipe nationale. Mais des choses ont changé, en particulier au stade, où les ­catholiques sont aujourd’hui plus à l’aise. »

L’hymne God Save the Queen reste un ­repoussoir et le débat pour créer un hymne nord-irlandais prend de l’ampleur, si bien que l’ancienne idole Gerry Armstrong ­pronostique qu’il ne sera plus joué « dans cinq, six ans ».

Quitte à heurter les supporteurs historiques de l’Irlande du Nord, la fédération finira peut-être par éliminer toutes les traces du conflit au sein de la sélection. En dehors, ce n’est pas de son ressort, souligne Jim Rainey en roulant le long des peace walls qui séparent quartiers catholiques et protestants : « On ne peut pas demander au football de réussir là où tout le monde a échoué depuis un siècle. Si l’équipe d’Irlande du Nord fait un bon parcours, les gens viendront pour le défilé sur un bus à impériale, parce qu’ils aiment faire la fête. Mais le soir même, ils retourneront dans leurs ghettos communautaires, ­séparés par des murs. »