Lors de la conférence de presse de Blaise Matuidi, milieu de l’équipe de France, le 13 juin, à Clairefontaine. franck fiffe/AFP | FRANCK FIFE / AFP

Chaque jour, les vigiles chargés de surveiller les allées boisées du domaine de Montjoye, à Clairefontaine (Yvelines), assistent à une étrange procession. Du « centre des médias », installé à l’écart du camp retranché des Bleus, à l’auditorium flambant neuf de la Fédération française de football (FFF), les journalistes doivent parcourir près de 1 kilomètre à pied pour se rendre aux conférences de presse. Et ce sous bonne garde. Plusieurs photographes étrangers ont ainsi été priés d’effacer leurs clichés après avoir voulu immortaliser la sculpture à l’effigie du trophée de la Coupe du monde – soulevé par la bande à Zidane en 1998 – qui trône crânement au milieu d’une pelouse.

Depuis le coup d’envoi de l’Euro 2016, le quartier général de l’équipe de France – que les Bleus ont déserté le temps d’affronter l’Albanie, mercredi 15 juin, à Marseille – s’apparente à un bunker. Une forteresse protégée par une cohorte de gendarmes. C’est que rien ne doit troubler la concentration des Tricolores qui tuent le temps entre deux entraînements, maintenus dans leur bulle, reclus au « château » de Clairefontaine. Et surtout pas la presse. Ce huis clos quasi permanent tranche avec la volonté d’ouverture affichée lors du stage de préparation qui s’est déroulé à Biarritz du 17 au 21 mai, où des jeunes de la région avaient même pu échanger quelques passes avec les protégés de Didier Deschamps, l’enfant du pays. Fini la rigolage.

Platitudes, esquive et analyses tactiques

Escortés par Philippe Tournon, le chef de presse historique de la sélection, deux joueurs viennent quotidiennement répondre aux questions des journalistes, de plus en plus nombreux chaque jour au camp de base yvelinois. « Y’a du monde ! », a pu constater Bacary Sagna, le défenseur de Manchester City, en scrutant l’auditorium bondé. Sur l’estrade, les Bleus alternent la langue de bois, les platitudes, l’esquive et les analyses tactiques plus pointues. Parfois, ils se cabrent pour défendre un coéquipier qui fait l’objet de critiques trop appuyées. « Je ne suis pas d’accord avec vous », a lancé, bravache, Blaise Matuidi, le milieu du PSG, pour voler au secours de ses partenaires Paul Pogba et Antoine Griezmann, dans le collimateur de certains suiveurs depuis le match d’ouverture face à la Roumanie le 10 juin.

D’autres orateurs tentent, non sans une certaine maladresse, de séduire l’assemblée. C’est le cas du défenseur central Adil Rami, également contesté et repêché dans le groupe juste avant le tournoi en raison du forfait de Raphaël Varane. Disposé à répondre aux reporters espagnols dans leur langue maternelle, l’arrière, vainqueur de la Ligue Europa avec le FC Séville, s’ingénie à faire profil bas après ses performances inquiétantes lors des derniers matchs préparatoires et contre les Roumains. « Vous êtes bien là ! », a-t-il glissé, sur un ton complice, à un journaliste, assis en tribunes durant l’un des rares entraînements des Bleus ouverts aux médias.

Le cas de Patrice Evra est très particulier. Capitaine des grévistes de Knysna lors du funeste Mondial 2010 en Afrique du Sud, auteur d’une charge violente contre plusieurs consultants vedettes de la télévision en 2013, le vétéran (35 ans) de la sélection a normalisé ses relations avec les journalistes français après les avoir snobés durant des années. Aujourd’hui, l’arrière gauche de la Juventus de Turin n’hésite pas à jouer les paratonnerres tout en mettant ses jeunes partenaires face à leurs responsabilités. A l’origine du penalty inscrit par la Roumanie, lors du match d’ouverture, « Tonton Pat’», comme le surnomme son partenaire Paul Pogba, s’est longuement attardé dans les couloirs du Stade de France pour échanger avec les suiveurs.

« Tout lire et tout savoir »

Si la presse française donne l’impression de faire corps derrière « sa » sélection, l’atmosphère jusqu’ici polaire qui règne à Clairefontaine contraste avec celle observée au Théâtre Pedro II de Ribeirao Preto, où étaient organisées les conférences de presse feutrées des Tricolores durant le Mondial 2014. Au Brésil, ce lieu convivial et propice à l’expression reflétait la stratégie de communication mise en place par Didier Deschamps depuis son intronisation, deux ans auparavant. Désireux à l’époque de faire oublier le fiasco du Mondial sud-africain et de véhiculer une image d’ouverture et d’unité, le patron des Tricolores s’est depuis raidi.

Il faut dire que la saison qui a précédé l’Euro a été rude pour le technicien. Le capitaine des champions du monde 1998 a d’abord dû trancher le cas Karim Benzema, mis en examen en novembre 2015 dans l’affaire dite « du chantage à la “sextape” », dont la victime, Mathieu Valbuena, a aussi raté l’Euro. Dans ce contexte tendu, le sélectionneur a ciblé ses interventions médiatiques, privilégiant les médias « amis ». Le 13 avril, Didier Deschamps a cru déminer le terrain en décidant de ne pas convoquer l’attaquant du Real Madrid pour le tournoi. Or, le stage de préparation des Bleus a été chaotique, perturbé par une litanie de forfaits et de polémiques. Outre le fait de voir son nom cité dans la dernière affaire des transferts suspects de l’Olympique de Marseille – qu’il a entraîné entre 2009 et 2012 –, le sélectionneur a surtout été accusé par Karim Benzema « d’avoir cédé à la pression d’une partie raciste de la France » en l’écartant.

« Je ne lis pas, je ne regarde pas », martèle celui que son entourage présente pourtant comme « un sélectionneur qui veut tout lire et tout savoir ». Rompu au cirque médiatique, parfois cassant, souvent chambreur, le funambule Deschamps autorise ses joueurs à utiliser Twitter tout en faisant attention au contenu des messages publiés sur le réseau social. Avant l’Euro, les membres de son staff n’ont pu se confier aux journalistes qu’après avoir obtenu son aval. « Didier est un bon communicant, qui a une forte personnalité », sourit Noël Le Graët, le président de la Fédération.

Prises de parole contrôlées

Pour contrôler les prises de parole de ses troupes, la « Dèche » peut aussi compter sur le chevronné Philippe Tournon, rappelé au chevet des Bleus par son prédécesseur Laurent Blanc, en 2010, après un premier et long bail entre 1983 et 2004. En France, le septuagénaire participe à sa onzième phase finale d’une compétition internationale. Il sait évaluer le degré de susceptibilité de son sélectionneur mieux que quiconque pour l’avoir pris sous son aile lorsqu’il était le capitaine des Tricolores.

On ignore si Philippe Tournon, bientôt 73 ans, poursuivra sa mission jusqu’au Mondial 2018, organisé en Russie et au terme duquel le contrat du sélectionneur est censé expirer. Tout dépendra du parcours des Bleus à l’Euro. En attendant, il continue à jouer les Monsieur Loyal dans l’auditorium de Clairefontaine, arrondit souvent les angles. Lui qui a été le maître d’œuvre de la grande mutation de la communication des Bleus, dont la parole n’a cessé de se verrouiller depuis l’épopée victorieuse du Mondial 1998. « Dans les années 1960, les journalistes allaient dans les chambres des joueurs. Avant 1997, les médias avaient encore le droit d’entrer dans la résidence des Bleus », a coutume de rappeler le vétéran de la bande à Deschamps. En 2016, c’est une autre histoire.