Jérôme Pélisse, sociologue et professeur à Sciences Po. | ANTONIN SABOT / Le Monde

Que signifie exactement l’inversion de la hiérarchie des normes ? Pourquoi l’article 2 du projet de loi de réforme du code du travail, porté par la ministre Myriam El Khomri, cristallise-t-il les oppositions ? Plus de trois mois après le début de la mobilisation contre ce texte, le sociologue Jérôme Pélisse, professeur à Sciences Po, a répondu aux questions des internautes.

Feray : Peut-on avoir un aperçu de l’évolution historique de la hiérarchie des normes ? Quels sont les projets de loi qui ont tenté de la modifier ?

L’inversion de la hiérarchie des normes existe, d’une certaine manière, depuis 1982, avec l’introduction de la possibilité de déroger à la loi dans le domaine du temps de travail. Les lois Auroux ont permis de moduler la durée du travail dans des conditions très précises afin d’éviter le paiement des heures supplémentaires. Le principe de faveur qui sous-tend la notion de hiérarchie des normes était ainsi battu en brèche : une convention collective pouvait prévoir que les heures supplémentaires au-delà de 39 heures ne soient pas payées comme telles, si elles étaient compensées le reste de l’année et que, en moyenne annuelle, les salariés travaillaient 39 heures par semaine. La négociation collective pouvait aboutir, par accord de branche, à une norme moins favorable que la loi.

L’histoire du temps de travail, depuis, est celle de l’extension des possibilités de déroger de plus en plus au niveau de l’entreprise, et sur des thèmes de plus en plus larges. La loi Séguin (1987) élargit les possibilités de modulation, puis la loi quinquennale en 1993 permettra d’annualiser le temps de travail. Cela se situait initialement au niveau de la branche, puis au niveau de l’entreprise, toujours sous condition d’accord signé par des délégués syndicaux.

Les lois Aubry (1998 puis 2000) ont diminué la durée légale du travail et incité (sinon obligé) les entreprises à se pencher sur l’organisation du temps de travail. Leur modèle économique était un échange entre RTT, création d’emploi, flexibilité et gel ou modération salariale. Les accords signés dans ce cadre ont largement inclus la modulation et contribué à annualiser le temps de travail dans de nombreuses entreprises (environ la moitié des 35 000 accords signés en 1999 puis en 2000 comportent des clauses de modulation). Les années 2000 ont encore étendu la possibilité de déroger. L’article 2 de la loi El Khomri s’inscrit donc dans une histoire, puisqu’il consacre cette technique de dérogation en rendant l’accord de branche supplétif.

Egalided : Les syndicats n’ont-ils pas raté le coche lorsque les premières lois autorisant les dérogations en un sens défavorable aux normes supérieures ont été votées ?

On ne peut pas refaire l’histoire. Un moment aurait pu être une occasion de négocier une flexibilité encadrée : la grande négociation de 1984, qui a été un échec. Le patronat avait dès cette époque adopté des positions maximalistes proposant de compter la durée du travail sur toute la vie active. En face, les organisations syndicales n’avaient pas réussi à se mettre d’accord, et la négociation interprofessionnelle a été un échec. La flexibilité s’est développée fortement alors, de manière illégale.

Les 35 heures, quinze ans après, ont été un moment de réalignement des pratiques sur le droit, contribuant à la fois à diffuser et à encadrer la flexibilité en échange de la réduction de temps de travail. Depuis les années 2000, et le gel puis l’enterrement des 35 heures, un processus de découplage entre pratique et règles s’est redéveloppé. La contestation de la loi El Khomri permet de (re) découvrir le code du travail pour de nombreux salariés.

Alice P. : Est-ce qu’avec l’article 2 de la loi travail, la référence ne sera plus le code du travail mais bien l’accord de branche ou d’entreprise ? Y a-t-il un risque d’avoir des droits du travail différents selon les entreprises, bien au-delà des questions d’organisation du travail et d’horaires ?

Le code du travail reste le socle, et c’est lui qui organise la possibilité, par accord d’entreprise, de diminuer la majoration du paiement des heures supplémentaires de 25 à 10 %. L’accord de branche peut être mis de côté, et la loi commune hors accord d’entreprise également, mais cet accord d’entreprise ne peut déroger à certaines règles minimales. Par exemple, on ne peut pas majorer le paiement des heures supplémentaires de moins de 10 %.

Débat sur la « loi travail » #1 : que changerait concrètement l’article 2 ?
Durée : 10:46

Maggy : Quel problème actuel est censé résoudre l’article 2 ?

Le droit du temps de travail est devenu totalement illisible, labyrinthique et incompréhensible. Même les spécialistes (avocats, professeurs de droit, etc.) s’y perdent, en partie en raison de la multiplication des dérogations et des niveaux de négociation qu’ils impliquent. L’article 2 simplifie en partie cette logique, en donnant la prééminence à l’accord d’entreprise s’il existe.

Pour autant, l’article 2 fait plus de 60 pages et il ne simplifie pas tant les choses que cela. En matière de simplification, un groupe de juristes a proposé récemment une réforme du droit du temps de travail, qui diminue le texte des deux tiers, et réaffirme le principe de faveur et la hiérarchie des normes. L’article 2 consacre symboliquement de nombreux dispositifs qui dérogent au principe de faveur et de hiérarchie des normes.

Flo : L’article 2 va-t-il provoquer une re-syndicalisation des employés, afin d’avoir plus de poids dans les accords d’entreprises ?

Les gouvernements soutiennent depuis trente ans le dialogue social, et pour cela, il faut des acteurs, du côté des salariés. De nombreuses lois exigent (incitent et parfois imposent) des négociations (égalité professionnelle, pénibilité, intéressement, etc.). Si cette forme de soutien à la négociation, et donc aux acteurs qui lui sont nécessaires, portait ses fruits, la syndicalisation en France aurait dû bondir depuis un certain temps. De nombreux obstacles en dehors de ce soutien peuvent expliquer la faible syndicalisation en France, néanmoins réévaluée récemment à 11 % des actifs ayant un emploi – et non 8 % comme on le pensait depuis quinze ans.

Nahkira : Quelle est la différence entre accord de branche et convention collective ?

La convention collective, c’est la loi de la branche. L’accord de branche traite rarement de l’ensemble des règles qui régulent le secteur d’activité, mais souvent d’un ou de quelques aspects. L’ensemble des accords de branche d’un secteur d’activité forme, en quelque sorte, la convention collective.

JeSuisUnGreviste : Pensez-vous que l’article 2 de la loi travail va faire passer la durée moyenne hebdomadaire de travail à 38 heures, c’est-à-dire légèrement plus que la moyenne des pays de la zone euro ?

La durée hebdomadaire du travail n’est pas à 35 heures depuis longtemps. Ce que permet l’article 2 notamment, c’est de payer à moindre coût des heures supplémentaires. Mais la durée du temps de travail dépend fondamentalement de l’activité, de la charge de travail et de la croissance.

Zep : N’y a-t-il pas un risque de dumping social interne à la France si les accords d’entreprise se retrouvent prioritaires par rapport aux accords de branche ?

En effet, les accords de branche visent à organiser les relations d’emploi et de travail dans un secteur d’activité : à protéger les salariés par la dimension collective des négociations et des règles qui en sont issues, mais aussi à réguler la concurrence entre les entreprises du secteur. Donner la priorité aux accords d’entreprise sur le temps de travail permettra d’en faire une variable utilisée dans la concurrence entre entreprises. Non pas seulement en termes d’organisation, mais aussi en termes de coût du travail, ce qui peut entraîner, de mon point de vue, des processus de dumping social. Les TPE-PME, très souvent sans représentants du personnel, ne pourront accéder à ces accords d’entreprise et pourront subir une concurrence par le moins-disant social.

Maggy : Cet article affaiblit-il les syndicats en entreprise ? Et affaiblit-il la parole des salariés ?

Non, on ne peut pas dire ça. Les défenseurs de l’article 2 estiment même qu’il va les renforcer : sans accord de leur part, l’employeur ne pourra flexibiliser davantage et déroger aux règles de la branche. Pour autant, les rapports de force au niveau de l’entreprise ont de plus grandes chances d’être défavorables aux salariés et aux syndicats. Les processus de chantage à l’emploi existent, et il est difficile d’y résister. Ce phénomène n’est pas nouveau et la parole des salariés ou la force des syndicats au niveau des entreprises ne sont pas affectées par le projet de loi. Elle peut même les pousser à davantage s’organiser, et à chercher à se légitimer. Mais dans le domaine du temps de travail, les attentes et les revendications des salariés sont très diverses et il est difficile de construire une revendication commune.

Tomto94 : Dans une situation de stress, le vote d’un salarié se fera en fonction de sa situation personnelle et professionnelle. Rares sont ceux qui penseront à leurs collègues. Si 51 % des salariés votent une contrainte horaire, comme travailler deux heures de plus par exemple, que se passera-t-il pour ceux qui ne peuvent vraiment pas s’adapter, par exemple à cause des horaires de la crèche ?

Contrairement au salaire ou à la formation, le temps de travail (durée, aménagement, horaires) est une dimension très difficile à collectiviser pour les syndicats et les représentants des salariés. Les attentes sont très diverses selon les situations familiales, individuelles, et il est difficile de construire des revendications communes. C’est un thème par nature compliqué pour les représentants des salariés.

Les référendums, qui visent à construire un avis collectif, font partiellement fi de ces différences. On a déjà vu des accords 35 heures ou plus récemment d’augmentation de la durée de travail faire l’objet de référendums qui ont abouti à la mise en place de règles de flexibilité pour les ouvriers alors que ces derniers avaient majoritairement voté contre mais qui, avec le vote des cadres et des bureaux, avaient été acceptées.

Nahkira : Je travaille dans l’audiovisuel et constate que personne n’est syndiqué et que ni les heures supplémentaires ni les jours fériés ne sont payés plus chers… L’article 2 de la loi travail ne concerne-t-il que les derniers emplois en CDI ou tout le monde peut-il se sentir concerné ?

Tout le monde est potentiellement concerné au sein de secteur privé. Il est néanmoins nécessaire, pour l’employeur qui souhaite par exemple payer les heures supplémentaires à moindre coût, d’avoir un interlocuteur pour pouvoir négocier un accord.

Les routiers, par ailleurs, ne sont pas concernés, grâce à leur mobilisation : après un jour de grève il y a une quinzaine de jours, ils ont obtenu d’échapper à la règle concernant le paiement des heures supplémentaires. L’accord de branche reste prééminent dans ce secteur d’activité.

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