Pour Catherine Marshall, « croire que des hommes politiques européens non élus par les Britanniques puissent prendre des décisions à leur place est contraire aux principes du Royaume-Uni ». | LEON NEAL / AFP

Si les problématiques liées à l’économie et à l’immigration semblent être au cœur des préoccupations des électeurs, la question de la souveraineté nationale est centrale dans le débat, relève Catherine Marshall, maître de conférences en civilisation britannique. Selon elle, croire que des hommes politiques européens non élus par les Britanniques puissent prendre des décisions à leur place est contraire aux principes du Royaume Uni. Catherine Marshall a répondu à vos questions dans le cadre de notre journée spéciale #BrexitorNot.

Baptiste : Bonjour, arrêtez de réduire la sortie d’un Etat à la question de l’immigration ! Parlez-nous de la souveraineté des Etats, de la Commission européenne élue par personne et qui ne doit rendre des comptes à personne, mais aussi de la liaison OTAN-UE de l’article 42 du Traité sur l’Union européenne ! Il y a tellement de vrais sujets !

C’est la vérité, la campagne a éludé les vraies questions, à savoir pourquoi l’Union européenne est perçue comme un bouc émissaire par un grand nombre de Britanniques. Les vraies questions, à savoir pourquoi il y a un problème au sein de l’Union européenne, un déficit démocratique, mais pourquoi aussi les idéaux de solidarité sont oubliés, et pourquoi le Royaume-Uni avait besoin d’un référendum pour trancher cette question. Toutes ces questions sont passées derrière l’économie et l’immigration. La question de la souveraineté nationale n’a elle-même pas forcément été correctement abordée.

ibo : Quels sont les événements historiques précisément qui sont à l’origine de votre commentaire, Mme Marshall : « Croire que des hommes politiques européens non élus par les Britanniques puissent prendre des décisions à leur place est contraire aux principes du Royaume-Uni » ?

Selon le constitutionnaliste victorien A.V. Dicey, il y a deux grands principes de la Constitution non codifiée britannique : la souveraineté parlementaire et la suprématie du droit. Depuis la glorieuse révolution de 1688, le pouvoir du parlement s’est affirmé par rapport au pouvoir de la Couronne. A partir du 19e siècle, plusieurs constitutionnalistes, Bagehot et Dicey en particulier, ont expliqué que la suprématie des lois du royaume votées par le parlement était l’édifice sur lequel reposait la Constitution. Cela signifie que seul le parlement peut faire et défaire les lois, et nulle autre institution ne peut se substituer à lui. Le parlement est souverain parce qu’il représente la nation, c’est donc bien une démocratie parlementaire, et cette souveraineté parlementaire ne peut pas se partager. C’est pourquoi la primauté du droit communautaire européen pose problème aux Britanniques.

Alasdair : « Croire que des hommes politiques européens non élus par les Britanniques puissent prendre des décisions à leur place est contraire aux principes du Royaume Uni. » Qu’en est-il de la Chambre des lords ?

La Chambre des lords n’est pas l’organe décisionnel puisque ce pouvoir relève de la Chambre des communes et des députés aux Communes élus par le peuple au moment des élections législatives. Depuis les changements constitutionnels sous le gouvernement New Labour de Tony Blair après 1997, la Chambre des lords n’a plus que 92 « pairs héréditaires » et le reste de la Chambre est constitué de « pairs non héréditaires », qui représentent tous les bords politiques de la nation. Leur rôle est de réviser les lois et d’émettre des avis qui permettent aux députés aux Communes de mieux les voter. La Chambre des lords n’a plus qu’un seul veto, celui de refuser que la Chambre des communes vote une prolongation de son mandat.

Philippe : D’un point de vue outre-mer – je vis au Canada –, ce référendum est perçu comme une chicane interne à l’Europe, une autre malheureuse incompréhension : au lieu de se parler, les Etats menacent de se séparer. On a beau chercher, on ne trouve pas d’avantages à cette potentielle sortie des Britanniques. Les USA et la Russie seront-ils les vrais gagnants de ces chicanes, voire de ces séparations ?

D’un point de vue européen, et encore plus d’un point de vue outre-Atlantique, votre question est tout à fait pertinente. Il est difficile de comprendre la décision de ce référendum sans revenir sur l’histoire difficile des relations entre le Royaume-Uni et l’Europe depuis 1973 (et même avant, depuis les deux veto de 1963 et de 1967).

Il y a toujours eu, du point de vue des Britanniques, une méfiance envers le projet européen, qui, dans son préambule au Traité de Rome en 1957, indiquait qu’il souhaitait « une Union sans cesse plus étroite ». Cette idée-là est contraire à l’idée de souveraineté parlementaire et, par extension, contre l’esprit même de la nation. C’est une nation à la mentalité insulaire pour qui l’indépendance prime avant tout. Cet esprit est lié à son histoire et à cette fierté d’avoir toujours su défendre son indépendance.

Jacques : Si le problème de fond est que « les Britanniques n’acceptent pas que des hommes politiques européens non élus par les Britanniques puissent prendre des décisions à leur place », cela veut dire qu’ils n’ont jamais été convaincus de la nécessité d’une Europe politique et que leurs dirigeants n’ont jamais cherché à les faire évoluer vers cette idée. La seule chose qui les intéresse finalement n’est-elle pas de commercer librement ?

Effectivement, c’est bien la vraie question. David Cameron a joué un drôle de jeu, se montrant « pro-européen » pragmatique au sein du royaume, et presque eurosceptique avec ses partenaires européens, au point d’être difficile à comprendre.

Dès 1973, ce qui intéressait les Britanniques, c’était le marché commun, au point même que, au moment du référendum de 1975, Margaret Thatcher était en faveur de rester au sein de la CEE (Communauté économique européenne). Les Britanniques étaient attachés à l’idée d’un marché commun qui répondait à leur vision libérale, à leur désir de libre-échange, à l’antirégulation, et c’est pourquoi aussi ils ont toujours été en faveur d’un élargissement de l’Europe.

Dans cette campagne, il n’a jamais été question de « désir d’Europe », les « pro-Européens » ne le sont que par pragmatisme pur, et ne comprennent pas le projet européen. Très peu d’hommes politiques sont sincèrement pro-européens, à part les libéraux-démocrates… qui ne sont plus que huit à la Chambre des communes.

idéfax : Le Royaume-Uni est un pays sans appareil de contrôle de constitutionnalité à proprement parler – rôle tenu en France par le Conseil constitutionnel. Qui décide de ce qui est en accord ou non avec la « constitution virtuelle » du Royaume-Uni ? M. Smith ?

La Cour suprême créée en octobre 2009 ne peut pas être considérée comme une cour constitutionnelle, mais est plutôt l’équivalent de notre Cour de cassation. La Constitution britannique est non codifiée et repose sur cinq sources : le droit européen, la législation votée au parlement, la Common Law (la prérogative royale s’y trouve), les conventions non écrites, et les ouvrages constitutionnels qui servent de référence (par exemple, Erskine May). Seul le parlement est souverain et il peut défaire toutes les lois votées par une législature précédente. Depuis la dévolution en 1998 (à l’Ecosse d’abord, puis au Pays de Galles et en Irlande du nord), le principe de la souveraineté du parlement a été un peu remis en question, mais le parlement est toujours le lieu historique du débat national où tout se décide.

Ano : Une pédagogie de l’Union européenne, expliquant par exemple que la Commission ne dispose que de l’initiative législative et que ce sont le Parlement et les Conseils qui votent, a-t-elle été effectuée au sein du Royaume-Uni durant la campagne ?

La campagne a été d’une grande violence, et n’a pas permis d’aborder ce genre de questions. Ce qui a dominé, c’est avant tout les grandes questions liées à l’immigration, à la crise économique, et au droit pour le Royaume-Uni de s’autogouverner, alors que les vraies questions liées au fait qu’il est difficile d’avoir une démocratie directe au sein de l’Union européenne ont été éludées.

Il y a une vraie méfiance envers les élus européens, puisque la critique qui revient est toujours celle de la légitimité démocratique des instances européennes (c’est en particulier le point de vue de Nigel Farage, le leader du UKIP, et de Boris Johnson, ancien maire de Londres). La presse en particulier, qui n’est pas du tout pro-européenne (à l’exception du Guardian), a joué un rôle non négligeable dans le traitement de ces questions, alors qu’elle aurait pu faire davantage œuvre de pédagogie.

Terok : La perspective que vous proposez ici, tant sur la souveraineté du Parlement britannique que sur le sentiment européen au-delà de la seule participation au marché unique, ne reflète-t-elle pas exclusivement l’attitude dominante dans la nation anglaise ?

En effet, l’Ecosse est majoritairement pro-européenne et en particulier les 54 députés aux Communes du SNP (Scottish National Party) sont tous pro-européens. En Irlande du Nord, la nation est partagée entre, d’un côté, les nationalistes, qui sont dans le camp pro-européen, et les unionistes (huit députés aux Communes), qui sont en faveur du « Brexit ». Le Pays de Galles est généralement pro-européen, mais, on le voit, même si les partisans du « Brexit » sont particulièrement présents dans le sud de l’Angleterre, une grande partie de la nation se retrouve dans cette idée.

Selon le sondage YouGov d’hier, avec un taux de participation de 80 %, 42 % des électeurs du Royaume-Uni seraient favorables au maintien au sein de l’UE, 44 % seraient en faveur du « Brexit » et 9 % seraient indécis. Et c’est sur ces derniers que tout va se jouer. Quoi qu’il arrive, on le voit bien, le Royaume-Uni reste divisé à deux jours du scrutin.