William Audureau / Le Monde

« – Je crois que je pourrais m’endormir là, tout de suite, par terre.
– Profites-en, c’est de la moquette, elle est douce. »

Mercredi 15 juin, sur les coups de 18 heures, à la fermeture des portes de la seconde et avant-dernière journée de l’Electronic Entertainment Exposition (E3), le Salon du jeu vidéo annuel de Los Angeles, la fatigue se lit sur tous les visages. Si les portes de l’événement n’ont officiellement ouvert que la veille, cela fait déjà plusieurs jours que la ville vit au rythme des conférences et soirées professionnelles en tous genres. Sur le stand d’un grand constructeur, les cernes tirés de certains témoignent que la nuit a été courte. Pour les médias présents sur place, les journées commencent souvent à 6 heures du matin pour se finir sur les coups de minuit, le temps de rédiger les articles. Et les rendez-vous qui s’enchaînent, les queues à rallonge, les allers et venues dans le brouhaha d’un salon étalé sur deux halls différents ne font que rajouter à la fatigue générale. Jeudi 16 juin, jour de fermeture du salon : la quille, enfin !

« La foire à la saucisse »

« L’E3, c’est mon douzième d’affilée, j’adore ça, cette excitation propre à ce salon », confie un vétéran du secteur. Contraint comme tant d’autres à ne pas pouvoir s’exprimer en son nom propre, il relève néanmoins le changement de population au Convention Center de Los Angeles : journalistes des pays de l’Est, d’Asie du Sud-Est et des monarchies arabes sont en nette hausse cette année, compensant l’absence de nombreux médias généralistes occidentaux. Et puis, il y a ces visiteurs plus inattendus. « Ubisoft ? Non, je ne connais pas vraiment. Je suis venu pour mon fils, on s’est fait un petit plaisir, ce n’était pas trop cher », explique Danny, 47 ans, agriculteur de métier. Acquéreur d’un billet pour l’E3 Live, une petite antenne du salon réservée au grand public, il a réussi à entrer dans le salon traditionnel, les organisateurs ayant préféré ouvrir leurs portes à des non professionnels plutôt que d’avoir des invendus.

William Audureau / Le Monde

Si l’E3 est régulièrement annoncé sur le déclin, il ne désemplit pas. Il amorce en revanche sa mue progressive, passant d’un salon professionnel à un événement grand public, comme l’est la Paris Games Week en France. « C’est vrai que c’est assez étonnant, on voit des gens avec des sacs à dos de fan venir récolter des goodies, en plein milieu des costumes cravates, ça fait un peu foire à la saucisse », convient un professionnel qui découvre l’événement et s’attendait à un public plus homogène. « C’est un E3 plus apaisé, préfère retenir Hugues Ouvrard, président de XBox France. On peut circuler, s’entendre parler, c’est agréable. »

L’envers des présentations de jeux

La partie professionnelle, elle, continue d’exister. Pour les médias, elle se compose pour l’essentiel de présentations de jeux en « behind closed door » (salles fermées, sur rendez-vous). Là, un démonstrateur dispose de 20 à 30 minutes pour convaincre une dizaine d’observateurs des promesses de son jeu, à partir d’une version intermédiaire. L’argumentaire est parfois naïf : « Dans cette suite, les temps de chargement après chaque mort sont beaucoup plus rapides », tente de s’enthousiasmer l’animateur de Styx, sur le stand français Focus. Côté Mafia III, deux longues séquences de jeu insistaient sur des mécaniques très précises, comme la possibilité de déléguer la gestion de son territoire à ses sbires.

William Audureau / Le Monde

Autre exercice de style : le hands on (« manette en main »), qui consiste cette fois à laisser le joueur essayer le prototype. Non sans les commentaires omniprésents – et parfois agaçants – de démonstrateurs zélés, de l’animatrice poussant des cris de joie feints à chaque action réussie au professionnel vous jurant découvrir en même temps que vous un passage secret sur un jeu qu’il commente en boucle depuis 48 heures.

La prise en main d’un jeu de combat répond-elle à une pratique très codifiée, en trois manches : permettre au journaliste de vaincre dans la première, et le gratifier d’un « vous êtes extrêmement doué ! », après avoir passé 90 secondes à n’appuyer sur aucun bouton ; remporter la seconde manche en sortant une pluie de coups spéciaux ultraspectaculaires, parce qu’il faut bien montrer la marge de progression du joueur et se détendre un peu ; le laisser gagner la troisième manche, mais de peu, afin que le journaliste reparte de la démonstration avec un sentiment gratifiant. Un stratagème redoutable, qui permet à un néophyte absolu de triompher de n’importe quel professionnel même en jouant les yeux bandés et la manette à l’envers.

William Audureau / Le Monde

Et puis, il y a l’interview, ce moment qui résume à lui seul la manière dont fonctionne cette industrie. Jusqu’à 5 minutes avant celle-ci, il n’est pas rare d’ignorer jusqu’à l’identité et la fonction de son interlocuteur. Dans le jeu vidéo, on cale des interviews sur des jeux, non sur des personnes, à quelques exceptions près. Les professionnels passionnants ne manquent pourtant pas, mais dans un secteur régi par de grands groupes internationaux à la communication ultracontrôlée, ceux-ci ont presque pour unique fonction de servir de relais du message officiel.

Ainsi, il n’est pas rare que les porte-parole attitrés aient à apprendre par cœur 50 questions-réponses types, avec pour mission de systématiquement ramener les questions des journalistes aux réponses validées en amont. Mai il y a aussi des moments d’improvisation totale, comme le créateur Warren Spector montrant ses fesses il y a quelques années pour illustrer un problème de caméra. C’était à la dernière heure du dernier jour du salon, quand les niveaux de fatigue ont dépassé ce que la patience peut endurer. Et que l’E3, enfin, sort un peu de ses gonds.