Œuvre de la nigériane Otobong Nkanga présentée à l’exposition « Cracks around the corner », en juin 2016, à Paris.

Ce qui frappe en premier chez Otobong Nkanga, c’est sa voix, douce et ductile, qu’elle gauchit vers les aigus ou les graves, les exclamations courtes et les enchaînements d’onomatopées, entre extase et mélopée. « La façon africaine de se plaindre, c’est juste un mouvement de la bouche. Vous ne dites pas de mot, vous produisez juste un son », explique l’artiste nigériane, qui expose jusqu’au 30 juin à la galerie In Situ, à Paris. Les heures de vocalises que diffusent deux sphères en béton installées dans la galerie ne sont qu’un aspect d’un travail pluridisciplinaire de l’artiste portant sur les questions environnementales et les modes de vie qui en résultent.

Quand on demande à Otobong Nkanga pourquoi elle a choisi l’art comme terrain de jeu, elle répond simplement : « C’est le domaine où je me sentais le plus calme. » Cette sérénité ne fait pas l’économie d’une redoutable discipline. « Je suis la fille d’une prof, sourit-elle. Il ne fallait pas juste que j’apprenne par cœur, mais que je comprenne chaque sujet. Ma mère pouvait me faire travailler jusqu’à trois heures du matin pour que ça rentre dans ma tête. »

Aussi, après s’être formée au dessin au Nigeria, puis à l’Ecole des beaux-arts de Paris, la jeune femme décroche un master dans les arts de la performance à l’école DasArts, à Amsterdam. C’est là qu’elle explore les potentialités du corps et de la voix. « Nos gestes sont liés à des actions quotidiennes. On nous a enseigné toutes sortes de manières d’être, poursuit-elle. Tout est balisé, des trottoirs qu’on arpente jusque dans les forêts, gagnées par la signalétique. Il suffit de déconstruire ces gestes, faire un pas de côté pour que tout change. » Le dessin, d’une redoutable précision, sonne comme un prolongement de cette gestuelle. « Toute ligne qu’on trace est une respiration. On coupe le souffle, puis on le reprend quand on a fini le trait. » Dans les œuvres qu’elle expose à la galerie In Situ, des fils énigmatiques semblent aussi bien relier que blesser les personnages. « Nos connexions sont douces et amères. Tout est affaire de négociation permanente, explique-t-elle. Je suis intéressée par le point de jonction, ce qui nous relie et non qui nous divise. »

« Un monde colonisé par un autre »

Ailleurs des photos témoignent de ses préoccupations écologiques. Enfant, à Lagos, Otobong Nkanga avait un potager. Elle se protégeait du soleil sous les manguiers, savait reconnaître les plantes. C’était avant « qu’on coupe les arbres et que la ville commence à sentir le pétrole ». Avant que la capitale nigériane ne bascule dans un mode de vie à l’américaine.

Ses gouaches et photos mettent en scène une Afrique spoliée. Ses performances interrogent le poids des coutumes et la place de la femme. Pour autant, on ne décèle chez elle nulle rancœur recuite. Juste de la lucidité. « L’histoire a toujours été celle d’un monde colonisé par un autre. C’est un état de fait, tranche-t-elle de sa voix douce. Même si on a eu notre indépendance, on n’est pas en mesure de prendre des décisions économiques car les choses se décident ailleurs. Mais comment peut-on avancer à partir de ce constat ? »

Otobong Nkanga a su aller de l’avant, sans à-coups ni coups de force. Elle est invitée par les biennales du monde entier, de Lyon à Chardja, aux Emirats arabes unis. Les grands musées se l’arrachent. Bien qu’installée à Anvers après un passage par Berlin, l’artiste n’a pas rompu avec le Nigeria, où elle n’exclut pas de repartir vivre. Il est des choses qu’elle ne trouve que là-bas, la terre rouge, une certaine lumière, des matériaux particuliers. A chaque aller-retour, le processus d’adaptation est le même : « Je m’ajuste au rythme, je ralentis certaines choses, j’en accélère d’autres. » Elle le sait, si elle choisit de travailler à Lagos, elle n’aura pas la précision à laquelle elle est habituée. « Il faudra penser d’une autre manière. » Pas d’inquiétude : cette artiste qui sait si bien cambrer sa voix peut tout autant moduler sa pensée.

Otobong Nkanga, exposition « Cracks around the corner » jusqu’au 30 juin, galerie In Situ-Fabienne Leclerc, 17-19, rue Michel-Le Compte, 75003 Paris. www.insituparis.fr