Mutation doctrinale ? Ravalement de façade ? Les avis en Tunisie sont partagés sur l’ampleur du changement à attendre du 10e congrès d’Ennahda, parti dont on ne sait s’il faut toujours l’appeler « islamiste ». Lancé vendredi 20 mai à Radès, près de Tunis, ce grand rendez-vous rassemblant 1 200 délégués se prolongera samedi 21 et dimanche 22 mai à Hammamet (côte est) avec l’ambition proclamée d’accomplir une sorte d’aggiornamento mettant Ennahda au diapason de son époque.

La révolution démocratique de 2011, l’épreuve douloureuse du pouvoir entre fin 2011 et début 2014 et le consensus national autour de la Constitution de 2014 ont lourdement pesé dans cette redéfinition de l’identité politique d’un parti né sous la dictature. Dans un entretien au Monde, le président d’Ennahda, Rached Ghannouchi, 74 ans, avait levé le voile sur la mue en cours en affirmant que son parti allait « sortir de l’islam politique »  pour entrer dans l’ère de la  « démocratie musulmane ». Cette formule d’articulation entre le politique et le religieux est à ses yeux comparable à l’expérience de la démocratie chrétienne en Europe.

Lire l’intégralité de l’entretien avec Rached Ghannouchi  : « Il n’y a plus de justification à l’islam politique en Tunisie »

Un lien à l’islam qui devient « référentiel »

Si l’événement retient à ce point l’attention, c’est qu’Ennahda est devenu le premier parti de Tunisie en termes de représentation parlementaire (69 sièges sur 217 à l’Assemblée nationale). De fait, il est aujourd’hui le parti le plus influent du pays bien que sa participation soit officiellement minimale (un seul ministre) au sein de la coalition gouvernementale dominée par son adversaire d’hier devenu allié, le parti « moderniste » Nidaa Tounès. Miné par ses divisions internes, ce dernier est loin d’opposer une colonne vertébrale et un corps de doctrine à la machine d’Ennahda, forgée trente années durant dans la clandestinité (1981-2011) avant d’être légalisée au lendemain de la révolution de 2011. Tout ce qui touche Ennahda conditionne donc les grands équilibres politiques du petit pays d’Afrique du Nord, théâtre d’une transition démocratique unique dans le monde arabe.

En toute logique, les délégués du parti à Hammamet devraient, dimanche, officialiser la « spécialisation » d’Ennahda sur la seule action politique. Ainsi le parti sera-t-il délesté de ses activités de prédication religieuse (dawa). Ces dernières seront prises en charge par un réseau associatif organiquement extérieur au parti, bien qu’idéologiquement proche. Ennahda pourra dès lors se définir comme un parti « civil » et démocratique dont le lien à l’islam devient de l’ordre du « référentiel ». La clarification n’est pas franchement inédite dans la galaxie des partis d’obédience islamiste puisqu’elle avait déjà été accomplie au Maroc ou en Turquie.

L’évolution n’est pas sans susciter des tiraillements au sein d’une base du parti – Ennahda revendique autour de 100 000 adhérents – à l’évidence plus sceptique sur le sujet que la direction. « Il y a des réserves chez certains militants », admet Walid Bennani, député Ennahda de Kasserine (Centre-Ouest), qui souligne la « fragilité du monde associatif en Tunisie ». Aussi pointe-t-il le risque que des associations religieuses privées de la protection du parti puissent se trouver démunies face à des « campagnes de discrédit ». A ses yeux, une telle séparation entre le politique et le religieux doit faire l’objet d’un « accompagnement ».

Consensus sur la Constitution de 2014

Des partisans d’Ennahda réunis à Tunis, vendredi 20 mai. | ZOUBEIR SOUISSI / REUTERS

Ces interrogations ne devraient toutefois pas remettre en cause le processus décidé par la direction d’Ennahda et voué à être formalisé à Hammamet. Les consultations internes durent maintenant depuis des années. Lors du précédent congrès en 2012, la question avait déjà été soulevée par une frange du parti mais l’absence de consensus avait conduit la direction à repousser le débat au congrès ultérieur, censé se réunir en 2014. Ce dernier n’avait toutefois pas pu se tenir à temps en raison des tensions persistantes autour de cette question. Depuis deux ans, la direction a multiplié les réunions avec ses structures locales pour lever les dernières préventions. Elle n’aurait sûrement pas pris l’initiative de convoquer le congrès d’Hammamet si elle n’avait eu des assurances sur l’issue des débats.

Deux raisons principales ont rendu possible cette « sortie de l’islam politique » évoquée par M. Ghannouchi dans son entretien au Monde. La première est l’évolution post-printemps 2011 couronnée par le consensus autour de la Constitution de 2014. Islamistes et anti-islamistes s’étaient à l’époque violemment affrontés autour de la querelle « identitaire », c’est-à-dire la définition du rapport entre nation et religion. La Constitution a finalement tracé un juste milieu. D’un côté, elle établit que l« islam est [la] religion » de la Tunisie et stipule que l’Etat « protège la religion »  et s’engage à  « protéger le sacré et empêcher qu’on y porte atteinte ». D’un autre côté, cette même loi fondamentale pose que la Tunisie est « un Etat civil fondé sur la citoyenneté » et qui garantit « la liberté de conscience » et s’engage à « prohiber et empêcher les accusations d’apostasie ». Aux yeux de M. Ghannouchi, cette Constitution a ainsi « imposé des limites à l’extrémisme laïc tout comme à l’extrémisme religieux » .  « Nous sommes convaincus que le conflit identitaire est révolu en Tunisie, abonde Lotfi Zitoun, le conseiller politique de M. Ghannouchi. Il y a eu une réconciliation autour de l’identité de la Tunisie ». Dès lors, le pays peut passer à autre chose, en particulier les questions économiques et sociales sur lesquelles Ennahda entend désormais montrer son expertise.

La seconde raison est qu’Ennahda veut prévenir le risque d’un retour à la bipolarisation violente qu’elle a vécue lors de son exercice du pouvoir. Accusée de laxisme, voire de complicité avec des groupes salafistes radicaux qui se sont livrés à des assassinats politiques en 2013 (les députés Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi), le parti a été contraint de céder sous la pression de la rue le pouvoir au gouvernement technocrate de Mehdi Jomaa début 2014. A cette adversité interne s’était à l’époque ajouté un contexte géopolitique régional hostile à la mouvance des Frères musulmans avec le renversement à l’été 2013 du président égyptien Mohamed Morsi par l’armée. Ce double choc a réveillé chez les dirigeants d’Ennahda les souvenirs des persécutions subies sous les régimes autoritaire d’Habib Bourguiba et Zine el-Abidine Ben Ali. Prenant acte du fait qu’une très large partie de la Tunisie moderne est récalcitrante à leur projet islamiste, les dirigeants d’Ennahda ont changé de méthodologie en substituant le consensus à l’antagonisme.

Une opinion réservée

D’où leur participation au lendemain de leur échec aux élections législatives d’octobre 2014 à la coalition gouvernementale dirigée par Nidaa Tounès, le parti « moderniste » fondé par l’actuel chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi. La présence de ce dernier vendredi à l’ouverture du congrès d’Ennahda à Radès a d’ailleurs illustré à quel point l’entente entre les anciens adversaires se porte bien. M. Ghannouchi veut toutefois aller plus loin encore en tendant une branche d’olivier aux anciens caciques du régime de Ben Ali au nom de la « réconciliation nationale ». Tout se passe comme si Ennahda se préparait à gouverner à nouveau la Tunisie dans un futur proche mais souhaitait s’entourer au préalable du maximum de garanties afin d’éviter l’isolement qui avait été le sien lors de la crise de 2013.

Il reste que l’évolution du discours d’Ennahda continue de susciter le scepticisme d’une frange de l’opinion tunisienne, toujours très réservée face aux louvoiements du parti. La séparation entre les dimensions politiques et religieuses du mouvement est loin de dissiper toutes les inquiétudes autour des arrière-pensées prêtées à Ennahda. « Cette séparation fonctionnelle entre le politique et le religieux est purement technique et non idéologique », met en garde Alaya Allani, historien et professeur à l’université de la Manouba à Tunis, spécialiste des mouvements islamistes.

Selon Aziz Krichen, ex-conseiller politique de l’ancien président de la République Moncef Marzouki (2011-2014) sous le régime de la troïka dont Ennahda était la force dominante, le parti est dans une contradiction qu’il ne veut trancher. « L’islam demeure la structure identitaire de ses troupes », analyse M. Kichen, auteur de la Promesse du printemps (Script éditions, 2016, Tunis), un livre récapitulant son expérience au cœur du pouvoir à cette époque :

« Si Ennahda va jusqu’au bout de l’évolution en cours, il se tue. S’il ne fait rien, il se tue aussi. Il va donc louvoyer comme toujours. Il est organiquement incapable de trancher les problèmes fondamentaux. C’est la raison pour laquelle le nouveau discours n’est pas une vraie rénovation, c’est un ravalement de façade imposé par la conjoncture. »

A Ennahda, on est conscient de cette défiance que continue d’inspirer le parti :  « Oui, il y a des gens qui ne nous croient pas, reconnaît un membre de la Majlis Shura, l’assemblée du parti. Seule l’histoire permettra de montrer notre sincérité. »