« D’étranges fonctions apparaissent dans les entreprises, comme celle de « responsable du bonheur » (en anglais : « chief happiness officer »). Elles ambitionnent de gérer les salariés comme des individus singuliers, où l’autonomie personnelle, le désir de participer à un projet collectif et le plaisir qu’on y prend sont considérés comme les trois motivations qui rendent heureux les collaborateurs ». | Joshua Paul / AP

Contrairement à ce que pensait Saint-Just en 1794, le bonheur n’est pas une idée neuve en Europe. Pour Platon comme pour Aristote, le rôle de la politique était déjà d’assurer ou de rendre possible le bonheur des citoyens. Le lien entre l’art de gouverner et le bien-être individuel a été établi très tôt, et il est resté un souci constant de la pensée politique occidentale.

Il faut le rappeler au moment où on observe une prolifération rhétorique sur le bonheur dans l’entreprise. Le thème est entré dans la littérature managériale, appuyé par des ouvrages phares comme ceux de Laurence Vanhée (Happy RH. Le bonheur au travail, La Charte, 2013) ou de Tony Hsieh (L’Entreprise du bonheur, Leduc, 2011).

Esprit de start-up

La recherche académique est partagée sur le lien entre le bien-être des employés et leur performance (André Spicer et Carl Cederström, The Research We’ve Ignore About Happiness at Work, Harvard Business Review, juin 2015). Pourtant d’étranges fonctions apparaissent déjà dans les entreprises, comme celle de « responsable du bonheur » (en anglais : « chief happiness officer »), ou d’« animateur des personnes » (qui tente de traduire « people officer »).

Elles ambitionnent de gérer les salariés comme des individus singuliers, dans un esprit de start-up, où l’autonomie personnelle, le désir de participer à un projet collectif et le plaisir qu’on y prend sont considérés comme les trois motivations qui rendent heureux les collaborateurs.

On peut sourire de cette confusion des rôles qui prête au management une responsabilité étendue même au bonheur des gens. On peut aussi soupçonner d’hypocrisie ce souci de félicité. Mais on aurait tort d’ignorer ce mouvement pour au moins trois raisons.

D’étranges fonctions apparaissent déjà dans les entreprises, comme celle de « responsable du bonheur » ou d’« animateur des personnes ».

Première raison : il traduit bien la sensibilité typique de notre époque qui évalue l’effort individuellement acceptable à l’aune du plaisir qu’on peut y prendre et donc à sa contribution au bien-être personnel. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les entreprises veuillent concilier l’un et l’autre dans la gestion de leurs collaborateurs. Si la gouvernance des entreprises crée des fonctions et des outils de gestion censés favoriser le bonheur au travail, c’est aussi une affaire de rentabilité.

Le Familistère

Deuxième raison : le propre des utopies socialistes depuis le XIXe siècle était de chercher à rendre possible le bonheur des employés. Elles concurrençaient la conception marxiste opposant le bien-être des salariés aux dures exigences de l’entreprise, mais aussi la vision libérale selon laquelle le bonheur est une affaire strictement privée qui exclut toute ingérence et donc toute velléité de gestion.

Le Familistère de Godin ou les expériences coopératives voulurent donc concilier bien-être individuel et organisation de la production. Dans cette perspective, les « entreprises du bonheur » contemporaines peuvent apparaître comme de nouvelles utopies engendrées par le système capitaliste lui-même. Ce qui invite à réfléchir sur la créativité politique qu’il conserve.

Troisième raison : l’utopie du bonheur en entreprise révèle une nouvelle avancée de ce que Michel Foucault a appelé la « biopolitique » (Cours au collège de France 1978-1979, Gallimard, 2004). Il s’agit de fonder le gouvernement des humains sur le contrôle de l’épanouissement de leur corps, de leur bonne vie et de leur bien-être.

Prise en charge des conditions du bonheur privé

Plus les individus ont le souci d’eux-mêmes, plus ils sont soumis à des micropouvoirs qui établissent et régissent le niveau acceptable de leur santé, de leur satisfaction ou de leur sécurité. Les outils de management censés favoriser le bonheur en entreprise expriment, dans cette logique, une nouvelle extension de la biopolitique au champ de l’entreprise.

Le sourire ironique que font naître les prétentions au ravissement organisé des salariés risque donc de se figer. Car un tel souci gestionnaire montre combien l’entreprise, étendant sa sphère d’influence sur la société, veut prendre aussi en charge les conditions du bonheur privé, préoccupation qui était depuis toujours celle des alternatifs et des politiques.