Un djihadiste « repenti », un prêtre italien, un salon de coiffure, un attentat déjoué à Düsseldorf, un voyage au Vatican… Ce 1er février, lorsqu’ils accueillent sur le coup de 9 h 30 un réfugié syrien de 28 ans prénommé Saleh, les policiers du commissariat central du 18arrondissement de Paris ignorent qu’ils sont à l’origine d’une des enquêtes antiterroristes les plus énigmatiques de ces dernières années.

Saleh A. n’a pas perdu ses papiers. S’il se rend spontanément au commissariat en ce premier lundi de février, c’est parce qu’il a des révélations à faire. Devant les policiers interloqués, il se présente comme un djihadiste syrien missionné par l’organisation Etat islamique (EI) pour commettre un attentat en Europe, selon les informations du Monde et d’iTélé. Il affirme être à la tête, avec un certain Hamza C., d’une cellule dormante d’une vingtaine d’hommes répartis entre Düsseldorf et un camp de réfugiés à Nimègue, aux Pays-Bas, à quelques encablures de la frontière allemande.

Selon une source proche des services de renseignement, le djihadiste ajoute qu’il attend des instructions imminentes d’un certain Abou Doujana Al Tunisi — un cadre de l’EI surnommé « l’émir des étrangers » — pour activer les membres de sa cellule. Leur mission : une attaque-suicide dans un quartier commerçant de Düsseldorf, prévue dans les vingt-quatre heures. Saleh A. est aussitôt placé en garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste de la préfecture de police de Paris, puis dans ceux de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Il s’est rendu parce qu’il était « fatigué »

Quelque peu surpris par sa démarche, les policiers s’interrogent sur ses motivations. Les explications du Syrien sont alambiquées, et l’hypothèse d’un agent infiltré par les services de renseignement de l’EI n’est pas exclue. Arrivé en Europe en avril 2014, le djihadiste leur explique s’être rendu parce qu’il était « fatigué », après avoir pendant deux ans erré de camp de réfugiés en camp de réfugiés.

Ses révélations sont cependant suffisamment inquiétantes pour que, dès le 2 février, les magistrats français alertent leurs homologues allemands et néerlandais, qui entreprennent des vérifications. Après quatre mois de surveillance, trois de ses complices ont été interpellés en Allemagne, jeudi 2 juin : Hamza C., 27 ans, Mahood B., 25 ans, et Abd Arahman A. K., 31 ans, tous de nationalité syrienne. Selon un communiqué du parquet fédéral, les trois hommes, arrivés en Europe entre mars et juillet 2015, envisageaient de perpétrer un double attentat-suicide « dans la vieille ville de Düsseldorf ».

La possibilité d’accorder à Saleh A. le statut de repenti n’a pas été retenu en France. Il a été mis en examen le 6 février pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste criminelle et incarcéré. « On ne savait pas quoi faire de lui, alors on l’a mis en prison… Pour assurer sa sécurité… », regrettait à la fin de mai, en faisant implicitement référence à son cas, un officier de la DGSI dans les colonnes de Mediapart. Le statut de repenti a bien été envisagé, explique au Monde une source judiciaire, mais la priorité était de vérifier ses déclarations.

Selon une source proche de l’enquête, Saleh A. aurait été quelque peu désappointé par le traitement qui lui a été réservé en France. Surpris par son placement en garde à vue, puis par son incarcération, il aurait tenté, au fil de ses auditions, de minimiser son implication dans le projet terroriste, espérant ainsi obtenir l’arrêt des poursuites. La justice allemande devrait prochainement demander son transfèrement. La possibilité de lui accorder le statut de repenti devrait donc être tranchée outre-Rhin.

Une preuve de vie du père Paolo Dall’Oglio ?

Outre le projet d’attentat à Düsseldorf, Saleh A. a raconté une histoire surprenante durant sa garde à vue : il affirme qu’il devait se rendre au Vatican avec son complice Hamza C. pour négocier la remise d’une vidéo à un certain « Carlos », en échange de 10 000 euros. Ce film constituerait une preuve de vie du prêtre italien Paolo Dall’Oglio, pris en otage par l’EI le 29 juillet 2013 alors qu’il se rendait à Rakka pour obtenir la libération de plusieurs otages, et dont personne n’a jamais eu de nouvelles.

L’origine de ce « projet Vatican » remonterait au séjour de Saleh A. dans les rangs de l’EI. Son parcours en Syrie, tel qu’il l’a relaté aux enquêteurs, est un résumé de l’histoire de la guerre civile syrienne. Opposant à Bachar Al-Assad, il dit avoir été incarcéré dans les geôles de Damas entre novembre 2009 et juillet 2013 pour avoir « insulté le président ».

A sa libération, le 31 juillet 2013, une date qui correspond à une vague d’amnisties d’islamistes prononcées par le président syrien, il aurait gagné les rangs de l’Armée syrienne libre. Constatant le manque de moyens de l’opposition laïque, il rejoint en août 2012 le Jabhat Al-Nosra, affilié à Al-Qaida. En novembre 2013, il explique avoir tenté de négocier le ralliement de sa katiba (bataillon) à l’EI, mieux armé que le front Al-Nosra. Les négociations s’étant mal passées, il aurait été incarcéré à Rakka jusqu’en janvier 2014.

A sa libération, il affirme avoir participé durant deux mois à un camp d’entraînement et rencontré à cette période un membre de l’AMNI, la police secrète de l’EI. Ce dernier l’aurait informé de l’existence d’une vidéo du prêtre italien Paolo Dall’Oglio. C’est à ce moment-là que serait né le projet de la négocier avec le Vatican.

En avril 2014, Saleh A. est envoyé en Europe. Il officie quelques mois comme passeur en Turquie, avant de recevoir l’ordre de gagner l’Europe de l’Ouest en février 2015. Il aurait rejoint la Grèce par bateau avec des migrants, puis traversé la Serbie et la Hongrie pour gagner l’Allemagne, où il a demandé l’asile en mars 2015, comme l’ont confirmé les autorités allemandes.

Afin de financer son voyage à Rome pour négocier la vidéo du père Paolo Dall’Oglio, Saleh A. se rend ensuite à Paris afin de récupérer une enveloppe dans un salon de coiffure du 18arrondissement. Une trace de réservation à son nom sur le site de covoiturage BlaBlaCar pour un voyage vers Paris a été retrouvée en date du 30 janvier.

L’argent ne sera jamais livré. Est-ce la raison pour laquelle Saleh A. a finalement décidé de se rendre ? Toujours est-il que le jeune homme se présente deux jours plus tard au commissariat du 18e arrondissement. Il confie aux enquêteurs que son complice Hamza C., qui espérait secrètement obtenir l’asile en Italie en échange de la vidéo, devait initialement se rendre avec lui, avant de changer d’avis. Hamza C. fait partie des trois hommes interpellés jeudi en Allemagne.