Des chiots huskys sibériens. | Jeffrey Beall / Flick CC

Le chien descend du loup. Et plutôt deux fois qu’une, si l’on en croit de nouvelles analyses sur l’origine débattue de notre meilleur ami. La domestication du loup, qui a conduit à l’apparition du premier animal façonné par l’homme, en fonction de ses propres besoins, reste un sujet très discuté. La dernière étude en date pourrait réconcilier deux positions opposées, expliquent ses signataires dans la revue Science du 3 juin.

« Combinés, nos résultats suggèrent que les chiens auraient pu être domestiqués indépendamment dans l’est et dans l’ouest de l’Eurasie à partir de populations distinctes de loups, écrivent les chercheurs. Les chiens d’Asie auraient pu ensuite voyager vers l’Europe, avec l’homme, où ils auraient partiellement remplacé les chiens paléolithiques européens. »

En science, chacun cherche son chien : certaines équipes estiment qu’il est apparu en Europe il y a plus de 30 000 ans environ. D’autres considèrent qu’il est né en Extrême-Orient, à la même époque. Chaque publication ou presque donne lieu à des commentaires, réfutations, réponses et contre-argumentaires dans les revues scientifiques. « Notre étude montre que tout le monde avait raison », se réjouit Laurent Frantz (Université d’Oxford), premier signataire de l’article de Science.

Archéozoologie, génétique et bioinformatique

Cette position de consensus découle d’une double approche qui a mobilisé une trentaine de chercheurs de multiples disciplines, dont l’archéozoologie, la génétique et la bioinformatique. L’analyse a porté sur des séquences d’ADN de 59 fossiles de chiens européens datés entre 14 000 et 3 000 ans, et sur le génome complet d’un chien vieux de 4 800 ans trouvé lors de la fouille d’un site néolithique à Newgrange, en Irlande. Ces données ont été comparées à des séquences et des génomes complets provenant de près de 2 500 chiens modernes de toutes races.

Le résultat ? « On observe un signal fort d’expansion depuis l’Asie chez les chiens modernes », répond Laurent Frantz. Tout se passe comme si, à une période comprise entre - 14 000 et - 6 000 ans, les chiens alors présents en Europe avaient été remplacés au moins partiellement par l’arrivée de chiens originaires de l’est de l’Eurasie. Le husky sibérien et le chien de traîneau groenlandais sont les rares à encore présenter des traces de cette double origine.

L’analyse détaillée du génome entier du chien de Newgrange permet d’enrichir les hypothèses. Son ADN le distingue très nettement des chiens modernes, mais aussi des loups d’aujourd’hui. « Il y a une portion de son génome qu’on ne parvient pas à retracer, on parle de génome fantôme », explique Laurent Frantz. Peut-être était-il issu d’une population de loups aujourd’hui éteinte, et a-t-il fait partie d’une race de canidé qui n’a pas non plus eu de descendance.

Le précédent de la double origine du porc

Les données archéologiques documentent la présence de chien en Europe et au Proche-Orient il y a 15 000 ans, et il y a 12 500 ans en Extrême-Orient, tandis qu’il faut attendre - 8 000 ans pour trouver des fossiles de chiens en Asie centrale. Les chasseurs-cueilleurs du paléolithique auraient donc séparément, à chaque extrémité du continent eurasiatique, « inventé » le chien, avant que celui de l’Est ne conquière la planète.

Une double origine pour la domestication du loup n’est pas une hypothèse gratuite. Greger Larson (Université d’Oxford), qui a dirigé l’étude de Science, l’avait déjà avancée dans le cas du porc en 2005, une piste qu’il a validée à l’aide d’analyses génétiques en 2015 avec notamment Laurent Frantz. Mais « pour le porc, la question était plus facile à résoudre, d’un point de vue génétique et archéologique, explique ce dernier. Les restes fossiles sont présents sur plus de sites du Néolithique, et tout le monde est d’accord sur le fait qu’il y a eu double domestication en Asie et en Europe. »

Pour le chien, les choses sont plus complexes, parce qu’il faut remonter au Paléolithique, avant l’avènement de l’agriculture, pour trouver des fossiles plus rares, moins riches en ADN exploitable, et plus ambigus. L’existence de chiens européens du Paléolitique, autour de 30 000 ans, thèse défendue par Mietje Germonpré (Institut royal belge des sciences naturelles, Bruxelles), est ainsi très controversée : s’agissait-il d’une forme de loups aujourd’hui éteinte, ou de chiens issus d’une première domestication par les chasseurs-cueilleurs nomades ? La chercheuse se réjouit en tout cas des résultats présentés dans Science, qu’elle juge « tout à fait convaincants ». Ils appuient en effet son hypothèse d’une présence ancienne de paléo-chiens indigènes d’Europe, qui auraient été ensuite remplacés par ceux d’Eurasie orientale. « L’ancêtre de ces deux groupes de chiens était chaque fois une population de loups éteinte aujourd’hui », rappelle-t-elle.

Dans le camp de la thèse « asiatique », Peter Savolainen (Institut royal de technologie de Suède) n’est pas vraiment convaincu par la position de consensus. « La double origine n’est qu’une hypothèse, comme les auteurs le mentionnent à la fin de leur article, souligne-t-il. Ce qui est excitant, c’est qu’ils montrent que le génome des chiens européens a pour origine l’est de l’Asie. Peut-être d’autres chiens ont-ils été domestiqués en Europe, mais ils ont disparu. » Pour lui, les chiens paléolithiques n’en sont pas. « Ils ne ressemblent ni à des chiens, ni à des loups. » La présence de leurs ossements dans des campements ne signifie pas qu’ils aient été domestiqués : « Si vous voulez récupérer leurs dents pour faire des colliers par exemple, ou leur peau, on retrouvera bien sûr des fossiles sur place. C’est la même chose pour les mammouths, qui à ma connaissance n’ont pas été domestiqués… »

Une sélection intentionnelle par l’homme peu probable

Les horloges moléculaires déduites des données génétiques indiquent pourtant une séparation entre loups et chiens vers 35 000 ans. Mais les « vrais » chiens ne sont attestés en Europe qu’il y a 15 000 ans. Ce qui s’est passé dans l’intervalle « reste mal connu », insiste Peter Savolainen. Et les horloges moléculaires pas toujours fiables : il suffit de recroisements intempestifs survenus dans le passé avec des loups pour fausser les datations. Or de tels croisements, y compris à trois – chien, loup, coyote, observé aux Etats-Unis – ne sont pas inédits…

Comment les premiers loups se sont-ils laissé domestiquer ? Il est difficile d’imaginer qu’ils aient fait l’objet d’une sélection intentionnelle : l’homme n’avait aucune idée que cela soit chose possible – alors que celle du lapin, au Moyen Age, pour consommer pendant le carême ses fœtus considérés comme des créatures aquatiques, a été délibérée. La théorie favorite des chercheurs est celle d’une auto-domestication progressive par les loups eux-mêmes : certains auraient trouvé autour des camps des chasseurs des restes de nourriture plus faciles à récupérer. Les moins farouches auraient trouvé là un avantage, ils auraient été mieux tolérés par l’homme, ce qui aurait pu donner lieu à un rapprochement progressif. Un peu comme ces « chiens de village » qui, dans diverses parties du monde, cohabitent avec l’homme sans avoir de maître. « Mais on n’a aucune certitude que ça s’est passé comme ça », prévient Peter Savolainen.

Quant à l’allure des premiers chiens – l’espèce qui présente aujourd’hui la plus grande diversité morphologique de la planète – il est difficile de la décrire précisément. Les restes sont fragmentaires, et un travail de bénédictin est en cours : « On effectue des mesures 3D, des reconstitutions sur ordinateur, en parallèle avec l’extraction d’ADN, dit Laurent Frantz. Nous avons plus de 1 000 échantillons que nous testons les uns après les autres. » Autant d’os à ronger, et à partager avec notamment les chercheurs chinois, devenus très actifs sur ces questions ces dernières années. C’est d’ailleurs en Chine qu’aura lieu en septembre la prochaine conférence internationale sur les origines du chien.