« Avec l’émergence de l’Internet des objets, notre société est de plus en plus pilotée par la donnée : data que les humains échangent  entre eux ou avec les machines et surtout que les machines échangent entre elles » (Photo: Euronews à Lyon, 2015). | PHILIPPE DESMAZES / AFP

Par Philippe Torres, directeur général adjoint de L’Atelier BNP Paribas

En cette période de festival, le monde a les yeux braqués sur la Croisette. Depuis soixante-neuf ans, le rituel cannois est resté intact. En coulisse, pourtant, se joue une révolution d’ampleur.

A l’Atelier BNP Paribas, depuis bientôt dix ans, nous étudions l’impact des technologies numériques sur le monde de la culture. L’évolution des usages, la nouvelle donne générationnelle et l’arrivée de nouveaux services innovants bousculent nos rapports à la culture.

Etonnamment, le monde de la culture n’a que partiellement saisi l’opportunité de l’explosion des données de masse, ou big data, et les grandes institutions culturelles n’ont pas encore redéfini leurs missions et leurs responsabilités vis-à-vis de la nouvelle culture de la data, produit d’un monde de plus en plus dirigé par les données personnelles.

Intenses innovations

Avec l’émergence de l’Internet des objets, notre société est de plus en plus pilotée par la donnée : data que les humains échangent entre eux ou avec les machines et surtout que les machines échangent entre elles. Les objets qui nous entourent sont de plus en plus connectés, ils conservent les traces de nos usages et, avec l’aide d’algorithmes et des progrès de l’analyse prédictive, leurs créateurs ont l’ambition d’améliorer les services qu’ils nous proposent au quotidien. La data s’intègre à notre patrimoine commun et à un système de références constitutif de nos identités individuelles et collectives. Elle émerge comme culture à part entière.

Cette révolution ne change pas la place centrale qu’a et que doit avoir la culture dans nos vies. Face aux risques de science sans conscience, de technologie sans éthique, cette place est même plus que jamais vitale. Elle engage les acteurs de la culture à s’investir de manière active au cœur de ce nouveau monde des datas et à faire porter leurs voix au moins aussi fort que celle des actuels maîtres des données. C’est en ce moment que d’intenses innovations sont en train de dessiner le visage des décennies à venir et en ce moment que nous avons besoin d’eux.

Co-créer, conserver, diffuser, ces trois rôles assignés traditionnellement aux industries et institutions culturelles s’appliquent aussi à la culture de la data : c’est l’ambition de choisir la culture qu’on souhaite promouvoir, parmi toutes les cultures possibles ; c’est l’exigence de s’interroger sur les innovations qui apportent une valeur ajoutée réelle aux usagers, sans exposer inutilement leur vie privée.

Enjeu business

C’est aussi un enjeu business, car les datas ouvrent une multitude d’opportunités. A l’image des grands projets de transformation des villes qui donnent une occasion unique d’allier culture et data dans la logique des « smart cities ».

Depuis l’implantation réussie du musée Guggenheim à Bilbao, des projets communs entre villes et représentants de l’univers culturel se font en effet de plus en plus nombreux et de plus en plus autour de la data : c’est le cas de Data Drives, établi par le MIT Senseable City Lab au National Museum de Singapour ou du guide interactif pour les œuvres du Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de la ville de Nice. A l’image également du grand succès d’un acteur comme Netflix, lié non pas uniquement à son catalogue de contenus mais à sa capacité à analyser le comportement de ses utilisateurs pour constamment leur proposer de nouveaux contenus.

Il s’agit ainsi pour les acteurs de la culture de devenir, dans le premier cas, des interlocuteurs crédibles et, dans le second, de super-data-utilisateurs. Être crédibles pour tous ceux qui portent des projets en lien avec les data, cela passe par une formation initiale et continue qui intègrent à leur juste place les data sciences. Devenir de super-data-utilisateurs, c’est générer ses propres données, être capables de les réutiliser, maîtriser les algorithmes et assurer la vérifiabilité des résultats.

Contrôle par les acteurs culturels

Ne plus être dépendant d’autres, maîtriser les outils et pouvoir défendre sa vision de ce qui est souhaitable est d’autant plus essentiel pour le monde de la culture qu’il est particulièrement vulnérable à des visées instrumentalistes. Car tous ont compris que nul ne peut se passer des biens culturels.

Dès lors, qui mieux que les acteurs culturels pour veiller à ce que les objets culturels restent une finalité, conçue dans l’intérêt de l’utilisateur, et non un moyen de s’emparer des données et de les exploiter en vue de nous installer durablement dans une posture de super-consommateurs ?

Si les industries et institutions de la culture relèvent le défi de la culture de la data, elles auront également vocation à dépasser leur périmètre sectoriel pour s’exprimer sur la finalité des données. Pourquoi une ville comme San Francisco, berceau des grandes technologies qui font miroiter aux citadins une qualité de vie améliorée, est aussi une des villes où il y a le plus de congestion ? Est-ce que la donnée ne doit pas en priorité résoudre le problème des embouteillages ?

In fine, les industries et les institutions de la culture ont une grande responsabilité vis-à-vis de la culture de la data. Si elles veulent en tenir la promesse – qui est ni plus ni moins l’amélioration du monde – elles doivent contribuer à leur juste place aux réflexions – y compris politiques – sur ce qu’il est souhaitable ou non de faire des data.