Y a-t-il une « bulle » de l’e-sport ? Ce jeudi 2 juin sort Le journal de l’e-sport, qui se présente comme « le premier magazine diffusé en kiosque et 100 % e-sport en Europe ». Il rejoint la litanie des titres de presse qui couvrent désormais les compétitions de jeu vidéo, comme le supplément gratuit de Jeux Vidéo Magazine, eSport, l’émission hebdomadaire de L’Equipe 21 dédiée aux jeux de football, ou encore la verticale spécialisée d’ESPN (une chaîne de télévision sportive américaine), tandis que TF1 tenait mercredi 1er juin une conférence sur l’importance des compétitions électroniques.

Derrière cet engouement médiatique, la promesse d’un phénomène mondial colossal. D’ici à 2019, pas moins d’1,5 milliard de spectateurs regarderont de l’e-sport, pronostique la société d’études Newzoo. Mais entre les chiffres mis en avant par les professionnels du jeu vidéo et les audiences réelles, l’écart est parfois vertigineux.

  • Les audiences de l’e-sport dépassent celles de la NBA

Selon la présentation ESPN tenue fin 2015 à la Paris Games Week, les World Finals de League of Legends, tournoi annuel disputé sur le jeu ordinateur le plus joué au monde, auraient atteint les 27 millions de spectateurs, soit près du double de la NBA (15 millions).

Pourquoi c’est complètement faux

Oui, les World Finals sont de loin la compétition de jeu vidéo la plus suivie, mais la comparaison consiste à cumuler les audiences globales sur Internet de tous les matchs de la compétition et de les comparer au nombre moyen de téléspectateurs sur un seul match de NBA.

La finale des World Finals 2014, l’une des plus vues, accumule ainsi 3 millions de visionnages depuis sa mise en ligne il y a deux ans. Le septième match entre Golden State et Oklahoma City, qui a récemment battu le record du match de NBA le plus regardé sur le câble aux Etats-Unis, a quant à lui terminé à 19,8 millions de téléspectateurs, hors rediffusions et extraits vidéos en ligne. Sur le site de L’Equipe, la vidéo du match a été visionnée plus de 54 000 fois. Si l’on en croit l’application du quotidien sportif, les derniers résumés en ligne de matchs électroniques sur le jeu vidéo FIFA avaient été visionnés moins de deux cent cinquante fois.

D’une manière générale, aucune comparaison n’est possible entre l’audience du jeu électronique et l’audience du sport traditionnel, estime à ce stade Nicolas Cerrato, fondateur de la société française Gamoloco, qui suit l’audience des principales plates-formes de diffusion en temps réel :

« Le chiffre à retenir, c’est que fin 2015, Twitch a battu son record historique d’audience avec un pic exceptionnel de 2,1 millions de visiteurs simultanés. L’audience moyenne du Super Bowl, vous savez combien c’est ? 420 millions. »

Et de rappeler que le seul quart de finale de la coupe du monde de football 2014, France-Allemagne, a réuni 35 millions de spectateurs côté allemand, soit 17 fois plus que toutes les compétitions diffusées sur Twitch à son pic, ou encore que la NBA remplit sur un an 2 400 salles, contre une centaine pour l’e-sport. En France, l’e-Football League réunit en moyenne environ 150 000 spectateurs devant leur téléviseur chaque semaine, selon les chiffres de L’Equipe 21. Reste que contrairement au football ou au rugby, les compétitions d’e-sport ne sont pas encore diffusées sur des chaînes non-spécialisées, il est naturellement plus difficile pour elles de rivaliser en audience avec d’autres sports : un équilibre qui pourrait se modifier si TF1 ou France 2 commencent à retransmettre les tournois.

  • 2 millions d’internautes suivent l’Electronic Sport World Cup

En 2015, pas moins de 2,7 millions d’internautes avaient suivi l’Electronic Sport World Cup (ESWC) au Zénith, assurait la société d’événementiel Oxent. Pour l’édition 2016 de l’ESWC consacrée à Call of Duty à Paris, Oxent a finalement communiqué sur le chiffre plus bas, mais toujours très élevé, d’un million de spectateurs uniques, contre les 2,7 de l’édition précédente.

Pourquoi c’est exagéré

L’audience simultanée n’a en fait jamais dépassé les 71 000 spectateurs sur la finale, alors qu’il s’agit du match supposément le plus regardé. Sur les quarts de finale, stade auquel a eu lieu le choc entre les deux principales équipes françaises, Vitality et Millenium, le flux français le plus suivi dépassait à peine les 20 000 spectateurs simultanés, un chiffre déjà élevé, mais très loin du phénomène générationnel promis.

L’ESWC réunissait guère plus de 20 000 spectateurs simultanés pour le choc franco-français des quarts de finale, et 70 000 pour la finale, loin des millions annoncés. | Capture d'écran

De 2,7 millions de spectateurs annoncés en tout à seulement 71 000 en audience simultanée, l’écart est troublant. « En extrapolant, il y a probablement eu 300 000 ou 400 000 internautes à s’être connecté à Twitch sur l’un des deux flux de la compétition, en anglais et en français. Un million de spectateurs, c’est exagéré », estime Nicolas Ceratto.

  • Plus de 800 000 pratiquants d’e-sport en France

C’est le chiffre repris en boucle par le gouvernement français pour justifier l’urgence de doter les compétitions électroniques d’un cadre légal. Il émane d’un des deux instituts privés américains qui irriguent l’industrie en chiffres, Newzoo. « Derrière ces études qui sont d’intérêt public pour l’e-sport se cache un modèle économique très lucratif, si l’on regarde à quel prix ces rapports sont vendus », épinglait fin 2015 l’ancien site spécialisé In e-sport we trust, pourtant peu suspect d’être hostile aux compétitions de jeux électroniques, dans un article repris sur le site anglophone Smartcast. Exemples : il faut compter 4 900 dollars pour l’abonnement à Newzoo, 6 900 pour la version premium.

Pourquoi c’est suspect

La notion de « pratiquant d’e-sport » est floue : aucune fédération n’existant, qu’est-ce qui distingue un joueur occasionnel d’un compétiteur ? En outre, le chiffre est calculé sur des bases incertaines : selon l’étude, il y aurait 21 millions de joueurs PC et en ligne en France. Interrogé par Le Monde, Newzoo reconnaît utiliser un concept extrêmement large : est comptabilisée toute personne ayant joué à un jeu vidéo sur PC ou en ligne dans les six derniers mois. Or 21 millions, c’est, selon une étude Gfk/Médiamétrie, le parc total d’ordinateurs en France en 2013. Associer chaque ordinateur, même professionnel, en panne ou obsolète, à un potentiel périphérique de jeu… l’équation est optimiste.

  • 4,5 millions de Français suivent l’e-sport sur Internet

Le chiffre, repris par la secrétaire d’Etat au numérique Axelle Lemaire, provient lui aussi de Newzoo, qui précise que 40 % des passionnés de vidéos ne seraient pas eux-mêmes des joueurs. L’institut revendique la confiance de grands acteurs privés comme Twitch, YouTube, ESL, Blizzard, Fnatic, Navi, Riot, DreamHack, Intel, ou encore Nvidia – tous intéressés à ce que la croissance de l’e-sport soit la plus forte possible.

Pourquoi c’est invérifiable

Aucun chiffre ne fait autorité, et les estimations de Newzoo sont les plus élevées de toutes les études. En mars 2015, à partir d’un panel de 20 000 ordinateurs, l’institut Médiamétrie-Nielsen estimait à 2,5 millions le nombre de Français ayant regardé des « vidéos de jeu », au sens large, sur des sites spécialisés. La catégorie inclut aussi bien les compétitions que les bandes annonces, les guides commentés, les parties de vieux jeux ou encore les tests, mais exclut les vidéos. Difficile toutefois de comparer les deux chiffres : YouTube, principale plate-forme de consommation de vidéos de jeux, n’est pas comptabilisé dans le panel Médiamétrie-Nielsen. Joint par le Monde, l’institut explique « ne pas avoir de problème » avec l’estimation de Newzoo.

Médiamétrie estime à 325 000 le nombre de consommateurs quotidiens de vidéos de jeux, et à 806 000 le nombre de vidéonautes français sur Twitch, essentiellement des 15-24 ans. Nicolas Cerrato estime lui que « 400 000 à 500 000 Français regardent Twitch de manière assidue – plus d’une heure par jour – auxquels il faut ajouter environ cinq fois plus de curieux, sans être toutefois des fans d’e-sport ». Des chiffres déjà énormes, qui n’ont pas vraiment besoin d’être gonflés.