Dans la fan-zone de Saint-Denis, vendredi 10 juin. | JACQUES DEMARTHON / AFP

Walid, 28 ans, allume une cigarette en regardant défiler les déguisements de coqs et autres clichés français. Si le jeune homme, qui a souhaité garder l’anonymat, arrive en retard au match, vendredi 10 juin, ce ne sera pas à cause des grèves. Ni de la crue ou de Karim Benzema. Lui, il était là à 18 h 45. « Dix-huit-heure-quarante-cinq, » répète-t-il au téléphone en détachant chaque syllabe, entre reproche et étonnement. Avec la grève, il avait prévu large et même hésité à prendre son après-midi, lui qui travaille à l’autre bout de Paris. Pas question de rater le coup d’envoi de France-Roumanie. Il est arrivé à Saint-Denis plus de deux heures avant le début du match. « On ne m’a même pas bousculé. »

Seulement, la place de son ami est dans sa poche, et les mesures de sécurité empêchent quiconque ne dispose pas du sésame de traverser l’A 86. Il ne peut même pas « zoner » autour du Stade de France. Alors il fume, cigarette sur cigarette. En priant pour que « l’autre » arrive avant 20 h 40. « Qu’on ait le temps de passer toutes les fouilles. »

Contrôles de sécurité à l’entrée du Stade de France, vendredi 10 juin, avant la rencontre France-Roumanie. | PHILIPPE WOJAZER / REUTERS

« Pour les Bleus, contre El Khomri »

A quelques mètres de là, le mégaphone de l’assistance SNCF couvre la voix d’une militante de la CGT qui estime « payer le salaire de Carlos Ghosn », le PDG de Renault, dont la rémunération a récemment suscité un tollé. Elle ne comprend pas qu’on leur reproche cette grève. Surtout pas pour une question de football. Une action « contre la France et contre les Français », les a accusés Alain Vidalies, secrétaire d’Etat aux transports, vendredi matin. Des consignes ont été passées pour que les supporteurs puissent accéder au stade, a rétorqué le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez. Alors Christophe Girard hausse les épaules en répétant le slogan du jour : « Pour les Bleus, contre El Khomri. » Le syndicaliste CGT distribue ses tracts comme autant de cartons rouges à la loi travail : « On n’est pas contre le foot, c’est juste une question de calendrier. »

Si cela n’avait pas été l’Euro, leurs revendications sociales auraient trébuché sur un autre événement. Le bac, la fête de la musique. Mais il comprend que ceux qui ont payé si cher pour venir soient « ennuyés » par les perturbations du trafic. Un jeune homme revend deux billets pour 350 euros. Il les avait achetés presque autant chacun. Son partenaire l’ayant laissé tomber au dernier moment, il tient une affiche « Vends places », au pluriel, à la sortie du RER. Il ne montera pas dans les gradins, sauf s’il croise un acheteur amical avec qui partager les prochaines quatre-vingt-dix minutes.

L’écran géant vient de s’allumer dans la fan-zone toute proche. La demi-volée de David Trezeguet, qui permit à la France de remporter l’Euro il y a seize ans, apparaît dans le parc de la Légion-d’Honneur de Saint-Denis. Et un homme plonge dans ses souvenirs pour expliquer à son fils ce que fut feu le but en or. « C’était il y a longtemps, mais papa ne s’en est toujours pas remis. » Tout de même, pas si longtemps que cela, s’offusque son voisin de pelouse. Avant de réaliser : « Ah si, en l’an 2000. » Un autre père, entouré de ses trois filles, ne voit pas pourquoi il devrait avoir peur d’être ici : « Les castagnettes sont plus pénibles que la présence policière. »

« Déjà ? On a gagné ? »

Dans la fan-zone de Saint-Denis, comme sur celle du Champ-de-Mars, l’ambiance n’est pas à la ferveur. Quelques sursauts, à peine le temps de s’échauffer la voix, et la mi-temps retentit. Enfin, la 57e minute. Les drapeaux français s’agitent et les castagnettes cliquettent. Olivier Giroud vient de marquer. Les chants partisans retentissent. Penalty pour la Roumanie. Réussi. Angela s’emporte contre les lumières bleu, blanc, rouge qui s’allument sur la scène. « Mais enfin ! »

Alors que les grands sifflent l’arbitre, un autre match se joue un peu plus loin, à deux contre deux, dans la fan-zone dionysienne. Les enfants ont trouvé un ballon. « On y va. » Les parents veulent partir avant que les transports ne soient bondés. « Déjà ? On a gagné ? » Pas encore.

A quelques centaines de mètres, une colonne de CRS s’étire devant le Stade de France. A leurs marques pour la sortie imminente des 80 000 supporteurs. Mais une clameur remplace le coup de sifflet attendu. « But ? », soupçonne un CRS, dossard 1C. Une petite fille s’arrête au milieu de la file qui se presse déjà vers le métro. Elle vient de rater la lucarne de Dimitri Payet, à la 89e minute. Son père s’excuse, en souriant : « Tu avais raison. Ils avaient encore le temps. »