« Dès l’instant où les actionnaires ne sont plus en mesure de contrôler et sanctionner les comportements des dirigeants, c’est toute la colonne vertébrale de la gouvernance actionnariale qui éclate en mille morceaux » (Photo: Carlos Ghosn à Yokohama, le 12 mai). | THOMAS PETER / REUTERS

Par Xavier Hollandts (Kedge Business School) et Bertrand Valiorgue (université d’Auvergne)

Le 10 juin 2016, les députés achèvent l’examen du projet de loi « Sapin 2 » et rendent contraignant le vote exprimé sur la rémunération des dirigeants en assemblée générale des actionnaires. Pour certains un grand progrès en matière de gouvernance des entreprises vient d’être réalisé alors que d’autres évoquent plutôt un vœu pieu et une mesure qui cherche à éteindre l’incendie.

L’inflation de la rémunération des dirigeants ne se dément pas : +6,1 % en un an, avec une rémunération moyenne pour les patrons du CAC 40 dépassant les 4 millions d’euros (dont la moitié en stock-options – source Ethics & Boards 2016). Autre phénomène marquant, les « scandales » ont tendance à se répéter au fil des années. Avant Ghosn, on aurait pu se souvenir de Carlos Tavares et Philippe Varin (Peugeot), Michel Combes Patricia Russo et Serge Tchuruk (Alcatel-Lucent), Didier Lombard (France Telecom) Chris Viehbacher (Sanofi), Lars Olofsson ou Daniel Bernard (Carrefour), Jean-Marie Messier (Vivendi), Antoine Zacharias (Vinci).

Les actionnaires ne sont plus en mesure de contrôler l’action des dirigeants et de peser sur le destin des entreprises

La dernière affaire, et peut être la plus symbolique est évidemment celle relative à la rémunération de Carlos Ghosn, le PDG de Renault-Nissan, qui a perçu chez Renault 7,2 millions d’euros pour l’année 2015 (Nissan lui versant une rémunération équivalente). Outre le montant, ce qui a bien sûr choqué, c’est le fait que l’assemblée générale des actionnaires se soit inutilement prononcée contre (à 54 %) et que le conseil d’administration ait passé outre ce vote sans équivoque.

Ce déni est d’autant plus surprenant que les actionnaires sont censés tenir un rôle central dans la gouvernance qui peut et doit se traduire par la sanction des comportements inappropriés des dirigeants. Au-delà de cet épisode, cela jette évidemment un doute sérieux sur l’intérêt et le rôle réel des politiques de « say on pay » qui impliquent un vote des actionnaires sur la rémunération des dirigeants.

Effet dévastateur

Plus fondamentalement, les scandales à répétition liés à la rémunération des grands dirigeants masquent un grave problème de fond en matière de gouvernance dont l’affaire Ghosn fournit une parfaite illustration. En 2016, plus personne n’est en mesure de gouverner les grandes entreprises cotées !

En ne tenant pas compte d’un vote négatif exprimé en assemblée générale, les dirigeants et le conseil d’administration de Renault se sont délibérément coupés de leurs actionnaires (L’Etat est le premier actionnaire avec 20 % du capital). Ce divorce a un effet dévastateur car dès l’instant où les actionnaires ne sont plus en mesure de contrôler et sanctionner les comportements des dirigeants, c’est toute la colonne vertébrale de la gouvernance actionnariale qui éclate en mille morceaux.

Le cas « Ghosn » au-delà de l’aspect scandaleux du montant des émoluments montre que désormais les actionnaires ne sont plus en mesure de contrôler l’action des dirigeants et de peser sur le destin des entreprises.

Cette fracture politique entre actionnaires et dirigeants est éminemment problématique et elle interroge sur la nécessité de repenser en profondeur la gouvernance des entreprises (Refonder l’entreprise, de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Seuil, 2012, ou Gouverner le capitalisme, d’Isabelle Ferreras, PUF, 2012). Depuis, plusieurs années, la nature des entreprises a profondément muté et les mécanismes de création de valeur ne s’appuient plus uniquement comme par le passé sur des actifs physiques, nécessitant d’importants besoins en capitaux couverts par les seuls actionnaires.

Une gouvernance plus inclusive

L’existence de firmes sans actifs physiques (les Google, Facebook, Uber ou Deliveroo) mais valorisées plusieurs milliards démontrent que la performance des entreprises dépend désormais de la collaboration de multiples parties prenantes qui apportent leurs compétences, leurs idées et qui s’investissent pleinement dans le développement de l’entreprise.

On peut penser évidemment aux salariés mais aussi au réseau de partenaires accompagnant les entreprises dans leur développement (clients, fournisseurs, sous-traitants, collectivités territoriales…). Polariser la gouvernance autour du seul dialogue actionnaires/dirigeants ne suffit plus, il faut désormais une gouvernance plus inclusive, qui associe les parties prenantes essentielles au développement et à la performance des entreprises.

Dès l’instant où les actionnaires ne sont plus en mesure de contrôler et sanctionner les comportements des dirigeants, c’est toute la colonne vertébrale de la gouvernance actionnariale qui éclate en mille morceaux

Dans cette nouvelle gouvernance, le conseil d’administration a pour mission primordiale d’organiser le dialogue entre les intérêts et attentes des parties prenantes clés qui participent à la création de valeur. Le conseil se voit alors confier un rôle de médiateur, d’arbitre, qui doit tenir compte uniquement de l’intérêt social de l’entreprise (et non d’intérêts catégoriels) afin d’opter pour des choix stratégiques et politiques, créateurs de valeurs, inclusifs et générateurs de développement.

La représentation et la diversité « politique » de ce schéma de gouvernance pourraient sans nul doute éviter à l’avenir de répéter à l’envi les mêmes erreurs, comme par exemple en matière de rémunération des dirigeants.

Xavier Hollandts et Bertrand Valiorgue sont co-titulaires de la chaire Alter-Gouvernance.