Le slogan phare pro-« Brexit » se résume à deux mots : « Take Control » (« Reprenons le contrôle de notre pays »). | Stefan Rousseau / AP

Philippe Bernard est correspondant du Monde à Londres. Il a répondu aux questions des lecteurs du Monde.fr lors de notre journée spéciale #BrexitorNot.

Jo : Pourquoi Cameron joue-t-il sa place ?

Philippe Bernard : Oui évidemment il la joue, il a promis de rester en fonctions même s’il perd le référendum, mais je pense que c’était plutôt pour contredire l’idée que le référendum était un plébiscite sur sa tête, mais la plupart des observateurs pensent que, si le « Brexit » l’emporte, il devra démissionner. Un député conservateur a même dit qu’il n’aurait que quelques secondes pour le faire. De son côté Boris Johnson répète, à mon avis assez hypocritement, qu’il souhaite que David Cameron reste en poste même s’il perd, mais il est évident qu’il sera le premier à réclamer le pouvoir si le « Brexit » gagne.

Didane : Cameron était-il obligé d’appeler au référendum ? N’aurait-il pas pu tout simplement « oublier » sa promesse électorale ?

Les tensions à l’intérieur de son parti étaient telles qu’il a jugé que c’était la seule manière de les apaiser. On voit aujourd’hui à quel point ce projet était vain. En fait, il a surtout fait un pari à court terme : promettre un référendum a été la promesse qui lui a permis de remporter les élections de mai 2015. Il savait ce référendum très populaire, et beaucoup d’électeurs ont voté pour lui à cause de cela. Mais cela a ajouté à la confusion car, aujourd’hui, ces mêmes électeurs lui reprochent de faire campagne pour rester dans l’Union européenne, alors qu’au moment des élections législatives de 2015 il laissait penser qu’il allait faire campagne dans le sens inverse.

Cameron pensait gagner haut la main le référendum avec des arguments économiques, aujourd’hui on voit à quel point ce projet s’apparente à un coup de roulette russe terriblement risqué : non seulement pour son avenir politique, mais aussi pour l’unité du pays, puisque l’Ecosse risque de redemander l’indépendance en cas de « Brexit ». Et aussi bien sûr pour l’avenir de l’Union européenne.

Laz : La victoire du « Brexit » est-elle envisageable ?

Oui, absolument, quand on discute avec des gens « ordinaires » de différents milieux, on voit à quel point cette idée est populaire. Il faut dire aussi que les principaux journaux, notamment les tabloïds qui sont tirés à des millions d’exemplaires, tirent sur l’Europe depuis des dizaines d’années. Et beaucoup de gens les lisent assidûment. Les Britanniques n’ont pas d’attachement émotionnel avec l’UE et le principal débat consiste à savoir si les gens seront mieux économiquement ou moins bien après le « Brexit ».

La focalisation sur le thème de l’immigration a aussi beaucoup fait pencher la balance en faveur d’une sortie de l’Europe. Il reste à savoir si l’émotion suscitée par le meurtre de Jo Cox, la députée Labour pro-européenne, va avoir un impact.

LC : Dans le cas d’un « Leave », Cameron démissionne et la Grande-Bretagne réélit un premier ministre ? Qui seraient alors les favoris ? Quelle recomposition s’organiserait si on assiste à l’effondrement prédit par les plus alarmistes des « Remain » ?

Cameron pourrait démissionner soit de lui-même, soit à la suite d’un vote de défiance de la Chambre des communes. Son parti, les conservateurs, organiserait alors l’élection d’un nouveau leader. George Osborne, proche de Cameron et actuel ministre des finances, et pro-européen, s’opposerait alors à Boris Johnson, ancien maire de Londres et poids lourd de la campagne pro-« Brexit ». Ce dernier aurait toutes les chances de l’emporter et de devenir premier ministre. Le chef de la campagne pro-« Brexit » accéderait ainsi à Downing Street.

Traveller : Le Parti conservateur n’est-il pas aujourd’hui dans une situation inédite ? A la fois détenteur d’une majorité tout en étant en partie dans l’opposition ? A-t-il seulement une chance de ressortir renforcé d’un tel référendum ? Un « Remain » ou un « Brexit » semble nécessairement conduire à l’implosion des tories.

Il existe un réel risque d’éclatement du Parti conservateur après le référendum, surtout si le « Brexit » passe. La tension de la campagne, la violence des arguments échangés entre membres du Parti conservateur – y compris entre ministres du gouvernement en place – est telle qu’on voit mal comment tous les participants à la campagne pourraient se jeter dans les bras des uns des autres au lendemain du vote. Il faut rappeler que Michael Gove et d’autres ministres en place s’opposent dans la campagne à leurs collègues du gouvernement comme George Osborne et Philip Hammond. Le référendum aura une conséquence grave pour la démocratie britannique, si le « Brexit » passe, puisque la grande majorité des députés élus l’année dernière sont en faveur du maintien dans l’UE. Il y aurait donc un divorce entre le peuple et ses élus.

Cependant, l’opposition Labour, dirigée par Jeremy Corbyn, est dans un tel état de faiblesse qu’il n’a aucune chance de reprendre le pouvoir à court terme. La faiblesse des travaillistes est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les tories se croient permis de se battre si ouvertement dans ce référendum.

Adder : Ce référendum au résultat annoncé serré semble souligner les clivages britanniques. Notamment entre Ecossais et Anglais. Est-il possible de concilier le nationalisme britannique (voire anglais) et le vote écossais ? Est-ce la fin du Royaume-Uni ?

L’unité du Royaume-Uni est un enjeu indirect, mais extrêmement fort de ce référendum. Le Parti national écossais (SNP) a prévenu depuis longtemps que, si l’Ecosse était entraînée hors de l’UE par l’Angleterre, il appellerait à un nouveau référendum sur l’Ecosse. Il s’agit du cas où les Ecossais voteraient majoritairement pour rester dans l’Europe, mais où le résultat au niveau du Royaume-Uni serait en faveur du « Brexit ». Les Ecossais refuseraient d’être entraînés hors de l’Europe contre leur gré. Mais il existe une autre hypothèse, tout aussi explosive : celle où les Anglais voteraient en faveur du « Brexit » avec une faible majorité, mais où leur vote serait contredit au niveau national par les Ecossais et les Gallois. Dans ce cas, les Anglais seraient maintenus contre leur gré dans l’Europe, ce qui exacerberait le nationalisme anglais.

D’une façon générale, la campagne du référendum a favorisé l’expression de tous les nationalismes. Les Anglais ne veulent pas être contredits par les Ecossais, et, plus généralement, les partisans du « Brexit » ont utilisé l’argument de la fierté d’être britannique pour expliquer que le pays s’en tirerait beaucoup mieux hors de l’Union européenne.

Cruzverde : Quelles peuvent être les conséquences pour le Labour ? Faut-il s’attendre à une recomposition du parti ? Corbyn a soutenu, tardivement, et du bout des lèvres seulement, le « Remain » : est-ce une position attentiste visant à sauvegarder ses positions et l’unité du parti ?

D’abord, le Labour ne souhaitait pas ce référendum. Aux élections de l’année dernière, il ne le promettait pas. Il s’est trouvé amené à faire campagne pour le maintien dans l’UE, avec son nouveau chef, Jeremy Corbyn, élu en septembre 2015, qui n’a jamais été enthousiasmé par l’Europe. En 1975, lors du référendum sur l’adhésion à la CEE, il avait fait campagne pour le « non ». Dans la campagne actuelle, il a été extraordinairement absent des médias, laissant d’autres élus du parti participer aux principaux débats.

Il est significatif que, ce mardi soir, le grand débat final organisé par la BBC opposera Boris Johnson, ancien maire de Londres, à Sadiq Khan, le nouveau maire Labour, élu le mois dernier. C’est M. Khan qui défendra le point de vue pro-UE du Labour. Et, par là même, tentera de faire avancer son image de premier-ministrable. En cas de « Brexit », le débat politique britannique pourrait opposer ces deux figures : Johnson et Khan. Le meurtre de Jo Cox, députée Labour, opposée à Jeremy Corbyn, complique encore le tableau. Il a permis au Parti travailliste de resserrer les rangs dans le deuil, mais la personnalité lumineuse de la députée tuée fait encore plus apparaître le côté terne de M. Corbyn.

AmineA : Le financement du NHS (avec l’immigration…) semble avoir pris un poids considérable dans les campagnes des deux camps, que se passerait-il pour le NHS dans le cas d’une sortie ?

Le service national de santé (NHS), qui permet la gratuité totale des soins sans avance de frais, est l’institution la plus chère au cœur des Britanniques avec la monarchie. Toutes les campagnes électorales s’emparent de ce thème extrêmement sensible. Les pro-« Brexit » ont prétendu qu’ils pourraient réinjecter dans le NHS l’argent de la contribution britannique à Bruxelles. Le slogan phare de la campagne de Boris Johnson, inscrit en grosses lettres sur son bus de campagne rouge : « Envoyons au NHS les 350 millions de livres données à Bruxelles. » Il s’est avéré que cette somme était fausse. Surtout, les partisans du maintien dans l’Europe ont argué que la récession économique que provoquerait le « Brexit » rendait illusoire tout redéploiement financier en faveur du NHS.

Du côté de la gauche, le NHS sert d’argument contre le TTIP, le projet d’accord de libre-échange avec les Etats-Unis. La libéralisation du marché des médicaments prévu par ce traité mettrait en danger le prix unique des médicaments pratiqué par le NHS.

Cocornitho : Quels sont les principaux arguments des politiques en faveur du « Brexit » ?

Le slogan phare pro-« Brexit » se résume à deux mots : « Take Control ». Autrement dit : « Reprenons le contrôle de notre pays ». Cela concerne essentiellement les frontières et l’économie. Les pro-« Brexit » affirment que la sortie de l’Union européenne, en rompant avec le principe de libre circulation dans l’Union, permettrait au Royaume-Uni de stopper l’afflux de ceux qu’ils appellent les « migrants européens ». Il y a donc dans leur esprit un rapport direct entre la sortie de l’UE et la baisse de l’immigration.

L’autre argument, toujours autour de l’idée de reconquête de la souveraineté nationale, c’est que l’économie britannique serait plus florissante si, au lieu d’être contrainte par la politique commune de l’Union européenne, elle pouvait signer elle-même des accords commerciaux de libre-échange avec les Etats du Commonwealth, notamment dans les zones asiatiques de forte croissance. Les partisans du « Brexit » font donc miroiter à la fois la baisse de l’immigration, en flattant les penchants xénophobes, et promettent un avenir plus brillant économiquement en comparant la zone euro au Titanic.

Alex : Le débat est-il focalisé uniquement sur l’immigration ?

Oui, c’est tout à fait cela, le débat est focalisé uniquement sur l’immigration des Européens. Puisque les pro-« Brexit » prétendent qu’en sortant de l’UE on pourrait la limiter voire la stopper. Mais ils ne répondent pas clairement à la question de savoir ce que deviendraient les deux millions d’Européens déjà installés dans le royaume, ni si des visas seraient rétablis à l’avenir. Ils laissent d’autre part totalement sous silence la question de l’immigration non-européenne qui est la plus importante. En 2015, 188 000 non-Européens ont immigré au Royaume-Uni, tandis que 184 000 Européens s’y sont installés. Ils ne répondent pas non plus à la question de Calais : en cas de « Brexit », les accords du Touquet, qui permettent aux policiers britanniques d’effectuer des contrôles en France, pourraient être remis en cause.

Ositoblanco : On assiste dans plusieurs pays d’Europe à la naissance de nouveaux partis, en Espagne (Podemos, Ciudadanos), en Grèce (Syriza), en Italie (5 étoiles). Le référendum sur le « Brexit » pourrait-il aboutir à l’émergence de nouveaux partis au Royaume-Uni aussi ?

Probablement pas sous la forme espagnole, grecque ou italienne. Pour l’instant, les tendances comparables à Podemos ou à Syriza sont plutôt rangées derrière Jeremy Corbyn, le leader du Labour, qui est très à gauche de son parti. Mais les choses pourraient changer en cas de « Brexit », si la direction du Labour venait à être mise en cause. Le référendum risque surtout de favoriser le parti xénophobe et antieuropéen UKIP, c’est sous sa pression que le référendum a été organisé. Consulter le peuple sur l’Europe est sa principale revendication depuis des années. Il pourrait profiter d’un éventuel éclatement des tories, en accueillant ses éléments les plus europhobes

Je vois clair : Que disent les plus récents sondages ?

La moyenne des derniers sondages prévoit un résultat extrêmement serré, puisqu’on en est à 50-50, ou plus exactement 44-44 compte tenu de 12 % d’indécis. Le meurtre de Jo Cox, jeudi dernier, semble avoir stoppé l’élan du camp pro-« Brexit ». Il n’est pas certain que ce drame ait une conséquence directe sur le vote des gens déjà décidés, mais il pourrait inciter les indécis à aller voter, probablement en faveur de la stabilité et donc de l’Europe.

Le meurtre de Jo Cox a aussi imposé un ton plus modéré à la campagne pro-« Brexit » sur l’immigration. Il l’empêche aussi de présenter le choix comme opposant le peuple pro- « Brexit » à l’élite pro-européenne. Jo Cox était en effet issue d’un milieu populaire, et semble personnifier l’élue proche de ses électeurs. En réalité, le vote va se jouer sur la participation : plus elle sera forte, plus le camp pro-européen a de chances de l’emporter. La météo jouera donc, elle prévoit pour jeudi un mélange de soleil et d’averses.