La « une » du quotidien californien La Opinion, avec Hilary Clinton et Donald Trump | PATRICK T. FALLON / REUTERS

Par Dick Howard

Nos systèmes électoraux sont devenus de vastes oligarchies bureaucratiques. Pour dépasser cette difficulté, la primaire peut sembler une manière de démocratiser soit en élargissant la participation à la base, soit en ouvrant à la concurrence les places au sommet. Au-delà des tentations opportunistes, cette idée semble s’être imposée, assez vaguement, à la politique française.

Or les primaires américaines qui ont permis à ce candidat improbable Donald Trump de l’emporter face à 16 candidats, et qui continuent à opposer le « socialiste » populiste Bernie Sanders à Hilary Clinton, une figure de centre gauche, peuvent suggérer que c’est peut-être une fausse bonne idée.

Baroud d’honneur de l’Amérique blanche

Historiquement, la primaire n’a commencé à prendre de l’importance aux États-Unis en 1960 lorsque la victoire de John F Kennedy dans la Virginie occidentale en 1960 montrait qu’un catholique pouvait remporter les suffrages de ses concitoyens. Depuis cette date, on a compris la potentialité iconoclaste de la primaire pour remettre en question les préjugés du sens commun.

Quatre ans plus tard, en 1964, la bataille nationale s’engageait tous azimuts entre, d’une part, l’establishment républicain de la côte est et, d’autre part, les libéro-libertariens de l’Ouest. Ces idéalistes de droite (il y en a toujours) virent leur candidat, le sénateur de l’Arizona Barry Goldwater, arracher la nomination du parti républicain. On assistait alors au baroud d’honneur de l’Amérique blanche révoltée par le nouveau monde préparé par la contestation de la ségrégation raciale.

Barry Goldwater fut laminé par le démocrate Lyndon Johnson qui reprit d’ailleurs devant le Congrès le slogan du mouvement des droits civiques « We shall overcome ». Lors de l’élection suivante, ce fut au tour des démocrates de faire face à un mouvement remontant de la base. Face aux manifestations contre la guerre au Vietnam, Johnson dut se désister. Mais l’appareil du parti imposa la candidature du vice-président, Hubert Humphrey, dont la légitimité se trouvait affaiblie, car il n’avait concouru à aucune primaire. Richard Nixon n’en fit qu’une bouchée lors du vote.

Revitaliser le système

A l’échéance suivante, en 1972, le parti démocrate décida de donner une envergure nationale aux primaires. Mal organisés, les militants anti-guerre réussirent néanmoins à imposer leur candidat, qui fut à son tour battu facilement par le président sortant Richard Nixon… qui tomba deux ans plus tard emporté par le scandale de Watergate. Dans la foulée, les démocrates de centre gauche se mobilisèrent lors des primaires de 1976 pour obtenir la désignation d’un gouverneur quasi inconnu, Jimmy Carter. Sa modération (et son droit-de-l’hommisme) ne pouvait pas empêcher la montée d’une nouvelle vague radicale lors des primaires de 1980. Ronald Reagan, le successeur de Barry Goldwater (et à maints égards l'ancêtre de Donald Trump), triompha !

Les primaires sont ainsi entrées dans les mœurs aux États-Unis. Or, en devenant des us, celles-ci peuvent aussi se prêter à des abus. Je n’accepte pas la stupide affirmation que l’on commence à entendre aux États-Unis selon laquelle « trop de démocratie tue la démocratie ». Le danger vient du fait que ce sont des primaires de partis politiques où ne participent que des partisans qui représentent les extrêmes des partis ; cela peut donner lieu à des abus. Comme ces électeurs ne sont qu’une minorité dans leurs partis, ils peuvent nuire à l’attractivité du parti ou de leur candidat au sein de l’opinion du pays. Or l’histoire montre que la radicalisation est souvent nécessaire pour revitaliser le système, pourvu qu’elle sache retrouver par la suite un centre. Qu’est-ce qu’on peut apprendre du déroulement jusqu’ici des primaires aux États-Unis ? Regardons les avantages et les désavantages que chaque parti pouvait attendre des primaires.

Du côté républicain, on pouvait se féliciter de pouvoir compter sur une grande diversité de candidatures. Dix-sept personnalités entrèrent dans la course. Parmi elles, il y avait des gouverneurs et des parlementaires qui pouvaient en tirer une certaine renommée nationale, des invitations par la presse et la télévision et éventuellement une place au futur gouvernement. Rapidement, la crainte de voir l’argent jouer un rôle déterminant s’avéra infondée : les candidats de l’establishment (surtout Jeb Bush et Marco Rubio) durent quitter tôt la course. Par contre, le rôle des médias fut déterminant, surtout pour Donald Trump, maître des ondes, de la télé et des réseaux sociaux.

Du côté démocrate, il fallait que la compétition produise des effets au niveau programmatique. Il fallait souligner les bons résultats du gouvernement sortant tout en montrant comment on allait les améliorer, voire en corriger des « erreurs d’exécution ». Hilary Clinton s’érigea en héritière, son rival Bernie Sanders devait s’en prendre aux inévitables compromis acceptés pendant le mandat passé. Il devait en appeler à un retour aux sources afin de renouveler le programme du parti.

Quant aux abus du côté démocrate : si le renouveau vient avant tout de la jeunesse, celle-ci est souvent trop prête à dénoncer ce qu’elle assimile à des compromissions personnelles. Cela peut donner lieu à des débordements qui peuvent faire peur aux modérés ou indécis. Par contre, le sentiment d’échec des jeunes radicaux peut aussi les incitera à bouder les urnes en novembre. Hilary Clinton devra parvenir à leur faire une place dans sa coalition.

Enfin, les abus du côté républicain proviennent du fait que des primaires ouvertes à tout le monde invitent trop de candidatures. Dans ces conditions, il est impossible de débattre et de renouveler le programme, comme l’exigent pourtant les défaites encaissées lors des deux dernières élections présidentielles. En outre, cette multiplicité de candidatures dans une série de primaires couronne un « vainqueur » qui ne rassemble qu’un tiers des voix. Il en résulte une personnalisation du débat, ce qui ne permet pas de surmonter les incohérences programmatiques.

Voilà comment Donald Trump est devenu de plus en plus imbattable. Les gens s’y sont ralliés au fur et à mesure pour jouir de la satisfaction d’être des petits qui gagnent contre l’establishment. Mais le candidat Trump aura ensuite à coller ensemble le bric-à-brac des slogans et surtout tirer parti des colères qu’il a excitées pour développer un projet qui puisse rallier la majorité. Des opportunistes attirés par le pouvoir sauteront dans le train en marche, les professionnels feront leur métier, mais l’absence adhésions principielles se fera sentir en novembre.

Il est évident que le processus américain se déroule sur un temps très long, mais on n’y peut rien. Les partis sont fragmentés et ils ne sont que des véhicules pour canaliser aussi bien des ambitions que des passions. Ils ne les organisent sans les rationaliser. Un cercle vicieux s’engage entre une personnalisation de la politique et une participation citoyenne en berne.

Ces primaires américaines démontrent l’erreur qu’il y a d’identifier élections et démocratie. La démocratie ne se réduit pas au suffrage, soit-il universel. Dans nos démocraties modernes, la participation passe par des partis, qui vont plutôt mal. Il faut les repenser, et la simple mécanique d’élections primaires n’y suffira pas.

Dick Howard est philosophe