« Cette utopie est une utopie réelle car elle existe déjà en pratique, en acte. Il convient seulement de la transformer en droit. Le plus souvent, ce droit d’usage en acte apparaît lorsque l’établissement est menacé et les emplois qui lui sont associés avec » (Photo: manifestation contre la loi travail, à Marseille, le 31 mai). | JEAN-PAUL PELISSIER / REUTERS

Par Hervé Defalvard (Economiste, université Paris-Est-Marne-la-Vallée)

Inséré dans le titre IV intitulé « Favoriser l’emploi », l’article 30 de la loi El Khomri porte sur les motifs économiques de licenciement qu’il élargit. En effet, dans le cadre de la philosophie néolibérale de la loi, faciliter le licenciement, c’est réduire le coût du licenciement, donc augmenter les profits de demain afin d’augmenter la valeur boursière actuelle de l’entreprise. L’augmentation de l’emploi en découle.

Trente ans de philosophie néolibérale ont montré en France l’échec de ce pseudo-théorème, avec toujours plus de précarité, de pauvreté au travail et de chômage. Une autre voie est possible avec application immédiate pour vraiment favoriser l’emploi.

Cette voie est celle d’un nouveau droit, le droit d’usage de leur établissement par les salariés. Pour l’heure, l’emploi est encadré par deux droits.

Le droit des sociétés qui est devenu avec la révolution néolibérale le droit absolu des actionnaires et des dirigeants, qui impose la valorisation boursière des entreprises comme seul indicateur de leur gestion.

Désaveu du capitalisme collaborationniste

L’économiste néolibéral, Milton Friedman (1912-2006), nul mieux que personne, a diffusé cette philosophie lorsque dès 1970 il écrit dans le New York Time Magazine, que « la responsabilité sociale de l’entreprise est de faire le plus d’argent possible pour les actionnaires ». De Friedman à Macron, si un demi-siècle les sépare, il n’y a néanmoins qu’un pas entre eux.

Le second droit qui borde l’emploi est le droit du travail qui est un droit de protection des salariés face au droit des sociétés. Ce droit de protection des salariés s’est fortement consolidé au sortir de la seconde guerre mondiale en raison du désaveu du capitalisme collaborationniste et de la force des syndicats de salariés.

Ce compromis fordiste de l’après-guerre à la base des fameuses « trente glorieuses » s’est dénoué depuis quarante ans sous les avancées successives du néolibéralisme. Le droit du travail a perdu sa force protectrice, la loi El khomri ne fait qu’aller plus loin ; des générations de licenciements économiques ont fait sortir du travail des millions de salariés pour les contraindre à subir l’assistance néolibérale qui les stigmatise comme autant de fainéants tout en ayant l’avantage de constituer une armée de réserve bien utile pour maintenir et accroître la précarité au travail : accepter un travail dégradé ou survivre dans la misère du chômage voici le sort que réserve le néolibéralisme aux travailleurs.

Le nouveau droit d’usage de l’établissement n’est pas un droit qui protège le salarié en tant qu’il est subordonné aux dirigeants désignés par les actionnaires. Le droit d’usage de l’entreprise n’a pas pour sujet le salarié subordonné au capital mais le salarié maître de l’usage des actifs de l’établissement. Ce droit ne fait pas du salarié un propriétaire, les actionnaires restent propriétaires de leurs actions et du pouvoir de les vendre.

Capitalisme communal

Par contre, en reconnaissant la nouvelle dimension de l’usage en plus de la propriété, il limite le droit de propriété non par un droit du travail protecteur du faible contre le fort, mais en reconnaissant que les salariés en tant que collectif sont les maîtres de l’usage. Ce droit d’usage n’élimine pas non plus le droit du travail qui a toutes les raisons de rester puisque le capital conserve son pouvoir issu du droit des sociétés.

Il invente une troisième dimension qui, au-delà du capital propriétaire et du travail subordonné, est celle de l’usage de l’établissement par ceux qui l’exercent au quotidien en commun, à savoir le collectif des salariés. Il ouvre l’âge du capitalisme communal en lieu et place du capitalisme néolibéral.

Nous entendons déjà les rires moqueurs dénonçant une nouvelle utopie. S’il s’agit bien d’un nouveau monde à imaginer, cette utopie est une utopie réelle car elle existe déjà en pratique, en acte. Il convient seulement de la transformer en droit. Le plus souvent, ce droit d’usage en acte apparaît lorsque l’établissement est menacé et les emplois qui lui sont associés avec. Ce fut le cas lorsque les salariés de l’établissement Unilever à Gémenos, près de Marseille, ont été confrontés à la fermeture programmée de leur site par la multinationale anglo-néerlandaise.

En occupant leur usine pendant plus de trois ans, ils ont fait, de fait, valoir leur droit d’usage sur leur établissement dans un combat qui a été aussi celui du territoire. Ce droit d’usage en acte leur a permis de reconstruire une nouvelle société, la société coopérative et participative (Scop) Thé et infusion.

Une autre inversion des normes

De même, les salariées en majorité des femmes de la biscuiterie Jeannette, face à la fermeture de leur site historique à Caen par le fond d’investissement LGC, ont occupé leur usine à partir de février 2014. Après un long combat syndical, le site a pu être repris par un entrepreneur industriel, Monsieur Georges Viana, et réouvrir dans la banlieue de Caen.

Plus récemment, ce sont les salariées, majoritairement aussi des femmes, du site Ficocipa à Bruyère dans les Vosges qui se mobilisent pour sauver leur site d’une fermeture annoncée par le groupe espagnol. Le lundi 2 mai, elles font paraître dans le quotidien Les Echos un appel intitulé « salariés cherchent repreneur industriel sérieux ». Comme le dit la secrétaire FO du CE, c’est une « inversion des rôles ». En effet, le droit d’usage en acte renverse les rôles en faisant du collectif de salariés le maître d’usage de l’établissement.

Nous sommes à cent lieux de l’inversion des normes proposée par la loi El Khomri. Dans l’état actuel du droit, elles ont jusqu’à juillet pour réussir. Face à toute fermeture de site annoncée par les actionnaires, le droit d’usage a vocation à suspendre cette fermeture en garantissant l’usage de l’établissement à ses salariés.

Contrairement à son interprétation néolibérale, le droit des sociétés ne consacre pas les actionnaires comme propriétaires de l’entreprise et des actifs de ses établissements, ceux-ci n’appartiennent à personne si ce n’est à la personne morale. Les actionnaires sont seulement propriétaires de leurs actions.

Un nouvel avenir pour l’emploi

Aujourd’hui, à Thiers dans le Puy-de-Dôme, ce sont les salariés d’un établissement du groupe américain Flowserve qui se battent pour sauver l’usage de leur site promis à la fermeture. En acte, nous les appelons à faire valoir leur droit d’usage auquel tout un territoire est attaché. Les exemples évoqués de la Scop TI ou de la nouvelle société Jeannette montrent que c’est aujourd’hui un long et difficile combat que durent mener ensemble ses salariés et leurs syndicats CGT ou FO.

Ces syndicats, au passage loin d’être les organisations archaïques que le néolibéralisme au pouvoir partout prétend qu’ils sont, ont contribué à inventer un nouvel avenir pour l’emploi. Mais dans ce combat, ils ne sont pas seuls. A chaque fois, les territoires se sont mobilisés : leurs habitants à travers des opérations de crowdfunding (financement participatif), leurs élus de proximité en aidant à la recherche de solution pour maintenir et garantir ce droit d’usage.

Certes, si le droit d’usage de leur établissement par le collectif des salariés existe déjà en acte, sa formalisation dans le droit n’est pas une mince tâche avec sa gouvernance territoriale. Elle est suffisamment complexe pour que la réécriture de l’article 30 de la loi El Khomri implique un report de cette loi afin que son article 30 puisse demain s’intituler : le nouveau droit d’usage de leur établissement par les salariés.

Alors une révolution aura été accomplie sonnant le début de la fin du néolibéralisme et le commencement de la nouvelle ère d’une société du commun.