Il ne décolère pas. « C’est exactement comme si l’entreprise dans laquelle je travaillais se résumait à une seule et unique personne », explique Habib, jeune cadre sénégalais de 30 ans, spécialisé dans le marketing. La raison de son énervement ? Une importante demande de devis est tombée durant les vacances du directeur – qui est à la fois le propriétaire de l’entreprise, le DRH et le directeur administratif et financier - et aucun des cadres du bureau commercial n’a voulu se mouiller en l’absence du patron.

Peu d’espace d’expression

Résultat ? Un devis remis au bout d’un mois et neuf jours, au lieu de 48 heures. « Je pense, comme pas mal d’amis de mon âge avoir affaire à un style de management complétement dépassé », explique-t-il. Même s’il a fini par quitter l’entreprise en question, Habib confie avoir retrouvé les mêmes travers dans d’autres sociétés où il a exercé, que ce soit dans l’industrie, la communication ou la banque. « Les chefs d’entreprise sont loin de l’esprit de changement et d’innovation qui nous anime, nous jeunes Sénégalais mondialisés et digital-native », soupire-t-il.

Face à un management qu’ils jugent très hiérarchisé, voire autoritaire, où il y a peu d’espace d’expression, les jeunes se rebiffent. Moussa (le prénom a été changé), chargé de mission dans une institution publique à Dakar, soulève le problème du manque de transparence. « La hiérarchie a tendance à pratiquer la rétention d’information. Pourtant, comprendre la finalité de notre action est indispensable pour être efficace. Les jeunes ne veulent pas être seulement dans l’exécution. Il faut leur faire un peu plus de place et entendre leurs idées ». C’est vrai, « l’Afrique regorge de talents, mais les entreprises ne leur laissent pas assez de place pour s’exprimer, » regrette Didier Acouetey, président du cabinet de recrutement AfricSearch. En cause, notamment, le rôle des aînés qui bloquent les initiatives des plus jeunes. Et « en Afrique, quel que soit son âge, on est toujours trop jeune !», plaisante-t-il.

« Choc culturel »

Emmanuel Kamdem, directeur de l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec) de l’université de Douala, ne nie pas le problème : « Le choc culturel peut être réel et fort, notamment en ce qui concerne les Afropolitains (les membres de la diaspora) qui ont développé d’autres valeurs. Au point que certains préfèrent repartir en Occident ». C’est le cas de Framy. Arrivée à Libreville (Gabon) en septembre 2015, la jeune femme de 31 ans est à bout de nerfs. « C’est une désillusion totale !, résume cette spécialiste de la communication. Il y a un tel fossé entre ce que j’ai appris et ce qui se passe dans l’entreprise ! Toutes les décisions me semblent incohérentes et dès que je propose une idée, j’ai l’impression de faire peur. »

Framy, le cœur lourd, se donne encore six mois avant de retourner en France. Son projet : lancer un blog pour parler du mirage du « rêve africain ». Elle n’est pas un cas isolé et Didier Acouetey invite les jeunes de la diaspora à compter une période d’adaptation de un à trois ans. Pourtant, quatre ans après son retour au pays natal, Habib avoue se sentir encore en phase de réintégration…

Ingénieure de l’Ecole supérieure des travaux publics (ESTP) et titulaire d’un MBA de l’IAE Paris, Ghislaine Tessa est retournée à Douala (Cameroun), travailler dans l’entreprise de construction fondée par son père en 1990. Comme dans toutes les sociétés familiales, le côté paternaliste y est accentué (peu de délégation, concentration des décisions), avec une spécificité africaine : la priorité donnée au collectif.

Paternalisme

Ghislaine Tessa, qui connait chacun des 250 employés, y voit une forme de « gestion sociale automatique ». « Si, en Occident, le paternalisme appartient clairement au passé et est connoté négativement, il reste d’actualité en Afrique où les salariés s’en accommodent très bien », affirme Emmanuel Kandem. Il a même des effets positifs. « Cela signifie que l’entreprise est gérée en bon père de famille et qu’il existe un lien personnel et affectif entre le dirigeant et les salariés », poursuit le directeur de l’Essec Douala.

Ghislaine Tessa ne cache cependant pas les limites du modèle. Ainsi, certains employés peuvent oublier leurs devoirs envers l’entreprise et travailler soit lentement, soit sans souci de la qualité, sachant qu’ils n’auront pas de sanctions. « Mon père peut excuser un employé dont le travail n’est pas satisfaisant au motif qu’il chemine à ses côtés depuis vingt-cinq ans, par exemple, ou pour tenir compte de sa situation personnelle, illustre Ghislaine Tessa. Progressivement, je vais changer ça. »

Afin d’avoir une gestion du personnel efficace, la jeune femme a mis en place un système de sanction-rétribution et de progression au mérite. Une mini-révolution. Mais, afin d’éviter un conflit entre les anciens et les modernes, mieux vaut faire preuve de tact, de diplomatie et de temps. Illustration : dans le cadre de l’automatisation de certains processus, Ghislaine Tessa n’a pas hésité à faire cohabiter deux systèmes en parallèle, histoire de ménager les susceptibilités.

« Pousser les portes »

« Les mentalités vont changer d’ici cinq à dix ans », pronostique-t-elle. Via Internet et l’implantation d’entreprises internationales, les 20-30 ans sont davantage imprégnés de culture globale. Mais, tout n’est pas à transposer tel quel. Elle a du mal à imaginer, par exemple, le tutoiement généralisé et l’emploi systématique du prénom à l’américaine. Pour Didier Acouetey, le changement est déjà en marche. « Le contexte de plus en plus concurrentiel dans lequel évoluent les entreprises, notamment dans le secteur bancaire et les télécoms, les oblige à se réformer ».

Ce qui passe par une meilleure gestion de carrière, notamment une évaluation objective, des missions clairement définies et la fin de la juxtaposition entre une organisation formelle, telle que décrite dans l’organigramme, et une autre, informelle, où se prennent les décisions. « Il faut faire la différence entre l’organisation de l’entreprise et l’organisation sociale », explique le chasseur de têtes qui conseille aux jeunes de ne pas hésiter à « pousser les portes ».