A 88 ans, Benoîte Groult est "convaincue que toutes les femmes sont des féministes qui s'ignorent". Elle-même a longtemps ignoré qu'elle faisait partie de ces combattantes, souvent caricaturées. Il faut dire que rien ne l'y prédestinait. Vivant dans un milieu protégé de la bourgeoisie parisienne, entre un père styliste de meubles et une mère dessinatrice de mode, élevée par une nanny irlandaise jusqu'à l'âge de 10 ans, elle n'a même pas vu passer la seconde guerre mondiale.

Elle raconte à ce propos un épisode terrible. Rue de Bellechasse, où habitait sa famille, un bijoutier juif, Markovitch, venait d'être emmené avec son épouse vers "une destination inconnue". Fallait-il accueillir leur fille, âgée de 13 ou 14 ans ? Après avoir tenu conciliabule, la famille Groult décida de ne pas se mettre en danger pour une inconnue, juive de surcroît. "Je ne me souviens plus si j'ai assisté ou non au renvoi dans les ténèbres extérieures de la petite Markovitch. Si j'ai eu honte, je l'ai oublié", écrit Benoîte Groult, dans son autobiographie, intitulée Mon évasion. Même le triomphe du nazisme ne lui a pas servi d'électrochoc. "Quel philtre avais-je donc bu, se demande-t-elle, pour être restée le quart de ma vie en léthargie tandis que le monde civilisé s'effondrait autour de moi ?"

La jeune fille de bonne famille va se dévergonder un peu, à la Libération, au contact de militaires américains. Mais l'heure de sa véritable "évasion" n'a pas sonné : "Il allait me falloir encore vingt ans et trois mariages pour me rendre compte que je jouais avec des dés pipés."

A l'école, de quels modèles aurait-elle pu s'inspirer ? Les héros étaient tous masculins. "Le rusé Ulysse, Achille au pied léger, le bel Hector enflammaient nos imaginations mais à la manière dont un athlète courant le marathon fascine un cul-de-jatte dans sa caisse à roulettes." En face, aucune femme ne faisait le poids. Ni Médée l'infanticide ni Hélène qui avait provoqué la guerre de Troie. Restait Jeanne d'Arc, condamnée à être pucelle et à mourir brûlée : pas très enthousiasmant... Des contemporaines en chair et en os se distinguaient, mais elles étaient traitées tantôt de suffragettes, tantôt de femmes savantes ou de précieuses ridicules.

On ne naît pas féministe. En revanche, une femme peut très vite devenir misogyne, si elle tolère l'inadmissible. "L'inégalité s'apprend dès l'enfance, écrit Benoîte Groult. Je l'avais ingurgitée sans grimaces en doses quotidiennes pendant vingt ans et je l'avais totalement assimilée."

Elle raconte sans détours ses avortements clandestins avant le vote de la loi Veil, le drame de son premier mariage avec un jeune homme emporté par la maladie, l'échec de son deuxième mariage avec le journaliste Georges de Caunes, et enfin la réussite du troisième, avec Paul Guimard. Ils avaient conclu un pacte à la Sartre-Beauvoir, laissant à chacun sa liberté. Pas toujours facile, et même très dur par moments, reconnaît-elle, mais le couple a tenu... cinquante-quatre ans, jusqu'au décès du romancier en 2004.

Ce sont ses livres qui ont permis à Benoîte Groult de se réconcilier avec elle-même. Elle a d'abord écrit à quatre mains avec sa soeur Flora, avant de réussir plusieurs best-sellers, comme Ainsi soit-elle (Grasset, 1975), dont elle a découvert en cours de rédaction que c'était un manifeste féministe...

D'une plume alerte et mordante, Benoîte Groult nous raconte sa deuxième naissance, à mi-vie. "Chaque femme devrait se mettre au monde elle-même", affirme cette évadée. Avec le recul, elle a l'impression d'avoir vécu une interminable course d'obstacles. Un combat sans fin, car "les barreaux des prisons et des clôtures ont une fâcheuse tendance à repousser, comme les bambous".


MON ÉVASIONde Benoîte Groult. Grasset, 336 pages, 19,50 €.