Oskar  Guilbert, le 2 juin 2016. | NICOLAS KRIEF POUR LE MONDE

Il est attendu. Et il le sait. Mais pas de quoi effrayer Oskar Guilbert. « S’ouvrir aux autres, aller vers eux, c’est sans doute très politiquement correct, mais ça me tient à cœur. » La voix est à la fois douce et caverneuse. Ce Polonais de 41 ans, arrivé en Alsace au ­début des années 1980, s’apprête à faire le voyage à Los Angeles, où se tient du 14 au 16 juin l’Electronic Entertainment Exposition (E3), le plus grand Salon annuel de jeux vidéo. Il y présentera Vampyr, le nouveau projet du studio Dontnod, qui pourrait être l’une des attractions de l’événement.

Ce grand gaillard aux cheveux poivre et sel est aujourd’hui à la tête d’un des studios français les plus en vogue. Une entreprise qui revient de loin. Après avoir frôlé la fermeture en 2013, Dontnod a connu la consécration critique et commerciale en 2015 avec Life is Strange : plus d’un million de copies physiques vendues. Une enquête intimiste sur une jeune étudiante en photographie dans un campus en proie à des phénomènes surnaturels. Ce jeu d’aventure à la construction scénaristique vertigineuse a récolté plus d’une dizaine de prix internationaux prestigieux, comme celui du meilleur jeu original aux Global Game Awards, ou encore celui du meilleur scénario aux British Games Academy Awards.

« C’est un titre qui touche les gens profondément, et de tous les âges, se félicite Oskar Guilbert. On nous a même envoyé une vidéo où des joueurs d’une vingtaine de nationalités se sont filmés sur Skype, et nous ont dit merci dans leur langue, en polonais, en arabe, en anglais… J’avais les larmes aux yeux. C’est un vrai phénomène générationnel. »

« Un pari fou »

Avec Vampyr, sa toute nouvelle production, annoncée pour 2017, Dontnod se retrouve pour la première fois dans la position du studio qui a acquis une notoriété internationale et dont les prochains projets sont épiés de près. « Il y a un vrai enjeu. On l’avait déjà montré à Paris, mais là il y a beaucoup plus de médias et d’attention. C’est comme si c’était une première », résume le cofon­dateur de l’entreprise. Pourtant, après Life is Strange et son ambiance ouvertement inspirée du festival de cinéma américain indépendant de Sundance, Vampyr propose une tout autre atmosphère : celle d’un jeu de rôle dans le Londres lugubre des années 1910, en pleine grippe espagnole. « Cela ne sera peut-être pas le même public qui y jouera. C’est un autre genre, mais cela reste un jeu Dontnod et on sait que certains nous suivent désormais pour ça », reconnaît M. Guilbert.

Pour le studio parisien fondé en 2008, cette notoriété soudaine est presque inespérée, après les difficultés financières traversées en 2013. Son premier projet, Remember me, avait cumulé toutes les tares possibles : budget colossal (près de 20 millions d’euros) et échec commercial cuisant. L’industrie du jeu vidéo française, première en Europe au tout début des années 2000, sort alors d’une décennie d’échecs et de fermetures en pagaille. L’effondrement du marché de la Nintendo DS, qui valait à de nombreux petits studios de vivre de projets de commandes, achève de mettre à genoux la filière. Mais Dontnod veut être l’exception. « On ne voulait pas faire un petit jeu “indépendant”, mais une grosse production triple AAA [qui coûte plusieurs dizaines de millions d’euros]. Ce qui était un pari fou, il faut le dire », reconnaît M. Guilbert.

A l’origine de cette entreprise audacieuse, cinq cofondateurs, qui se sont pour la plupart rencontrés lors d’un projet à gros budget chez Ubisoft. « Oskar, c’est quelqu’un de discret, mais qui a une vision de là où il veut aller et qui sait très bien s’entourer, analyse Julien Villedieu, directeur du syndicat professionnel SNJV. Le jeu vidéo, c’est un processus de création collectif et Dontnod en est la parfaite illustration. » Parmi eux, Oskar Guilbert est le « M. Techno » de l’équipe. ­Titulaire d’une thèse de doctorat en informatique, décrochée à l’université de Strasbourg où il a enseigné deux ans, il a bifurqué dans le domaine du jeu vidéo à la fin des années 1990, y officiant durant de nombreuses années comme programmeur.

« Problèmes de trésorerie lourds »

« C’est un ancien chercheur au parcours assez fou, souligne Cédric Lagarrigue, président de Focus Home Interactive et éditeur de Vampyr. Il a cette vision qui peut paraître un peu délirante, mais il va au bout de ce qu’il annonce. » Le premier jeu de Dontnod, ­Remember Me, dépeint notamment Paris sous les flots en 2084. Si côté scénario, le projet s’appuie sur le riche univers imaginé par l’écrivain de science-fiction Alain Damasio (La Horde du Contrevent), d’un point de vue technique, il repose sur de complexes simulations informatiques d’écoulement de fluide. C’est cette technologie qui permet à Dontnod d’obtenir une subvention d’environ 30 000 euros lors d’un concours scientifique organisé par le ministère de la recherche, 20 000 euros auprès d’un investisseur, de gagner le soutien majeur d’un millionnaire bulgare, lui-même titulaire d’une thèse de doctorat, puis, enfin, de Sony. De quoi s’offrir un financement digne des titres des géants américains.

Las. Malgré sa technologie innovante et ses ressources financières colossales pour un studio français indépendant, le projet se solde par un échec. Lâché par son premier éditeur, Sony, commercialisé en catimini par son éditeur définitif, Capcom, et éclipsé le jour de sa sortie par la nouvelle superproduction de la PlayStation 3, The Last of Us, le jeu s’écoule à seulement 400 000 pièces (ventes physiques). Un chiffre dérisoire pour un jeu à grand budget.

« On s’est retrouvé avec des problèmes de trésorerie lourds, les éditeurs ne voulaient pas signer avec nous. C’était difficile. On n’est pas passé si loin que ça de mettre la clé sous la porte », se souvient Oskar Guilbert. Malgré 400 000 euros de subvention du CNC en 2013, Dontnod est placé en redressement judiciaire début 2014, et change son fusil d’épaule. « Des projets qui emploient jusqu’à 100 personnes, coûtent plusieurs dizaines de millions, on s’est dit qu’on ne les ferait plus. Pour comparer avec le cinéma, on a renoncé à faire du Avatar, pour faire des productions à la mode du festival Sundance. » Pour Life is Strange, le studio part sur un budget de ­préproduction de 4 millions d’euros, mais ne renie pas sa sensibilité. « C’est un studio qui attache beaucoup d’importance à l’histoire et à l’univers, et ce fil rouge s’est retrouvé dans leurs productions suivantes », relève ­Julien Villedieu.

Le thème de la mémoire, de la manipulation mémorielle et des trajets dans le temps font ainsi le voyage de Remember me à Life is Strange. Avec une certitude, nouvelle : « On a décidé qu’il fallait que les mécaniques de jeu soient imbriquées à l’histoire. » Cette approche transpire dans Vampyr. A la fois médecin en pleine épidémie de peste et buveur de sang condamné à survivre, le joueur devra faire des choix. « On va travailler la dualité », annonce M. Guilbert.

La question du sens, une marque de fabrique

La question du sens, si accessoire dans nombre de productions, est ainsi devenue l’une des marques de fabrique du studio. Oskar Guilbert voit encore plus loin.

« On voudrait que les Américains pensent que nous sommes américains. Bien sûr, on est fier d’être parisiens, mais ce n’est pas ce qu’on met en avant. On a écrit l’histoire de deux Américaines sur la Côte ouest qui a peut-être été mieux racontée que si ça l’avait été par des Américains eux-mêmes. Là, on va faire un jeu de vampires dans Londres, et peut-être que des Anglais penseront qu’il a été conçu par des développeurs de chez eux. C’est ça, notre envie. »

Pour cela, l’ancien programmeur sait l’importance de recruter. « Dontnod, c’est un peu la dream team en France, applaudit Cédric ­Lagarrigue, son éditeur. Le succès de Life is Strange leur a permis de recruter plus facilement. » Du reste, le studio derrière Life is Strange n’est pas le seul en Ile-de-France sur son créneau : Styx, Technomancer, ou encore Boston, de nombreuses créations et projets de jeux d’aventures d’autres créateurs franciliens intègrent une importante dimension narrative.

Ce qui pourrait passer pour une concurrence stérile s’avère au contraire une chance : la montée en puissance des studios parisiens limiterait la « fuite des cerveaux » vers Montréal, où les grands éditeurs, dont Ubisoft, ont installé une bonne partie de leurs équipes, pour profiter d’avantages ­fiscaux. « Si quelqu’un quitte Dontnod pour aller à Montréal, c’est plus difficile de le faire revenir, alors que s’il reste dans un studio à Paris, c’est plus simple », note Oskar Guibert.Depuis quelque temps, des développeurs français expatriés au Canada font d’ailleurs le choix de revenir. Le succès de Life is Strange n’y est pas étranger.