Geralt (de dos), le héros de la série The Witcher, ici dans sa dernière extension, Blood & Wine. | CD Projekt

Son métier, c’est de faire jouer. Sa spécialité : imaginer des scénarios pour transformer de vastes mondes virtuels en terrains de jeu de piste. Alexandre Boiret est l’un des quest designers du jeu vidéo The Witcher 3 : Blood & Wine, qui sort mardi 31 mai sur PlayStation 4, Xbox One et PC en téléchargement. Cette extension gratuite contient les derniers chapitres bonus de The Witcher 3, un des jeux de rôle les plus plébiscités de l’année 2015, tant pour son atmosphère vibrante, que pour ses missions riches, variées et originales.

« Comme des gosses avec des G.I. Joe »

Le rôle d’Alexandre Boiret consiste à définir les objectifs du joueur dans une zone donnée de la carte. Un monde comme The Witcher – ou comme tout autre jeu de rôle moderne, Mass Effect, Fallout ou Dragon Age – est en effet conçu comme une gigantesque carte à explorer, en suivant une succession de mini-intrigues locales, souvent facultatives, parfois essentielles pour récupérer un objet puissant ou découvrir un personnage secondaire stratégique.

« On part, en général, d’une idée très simple, qui se résume en deux phrases : Geralt [le héros du jeu] va à tel endroit, et Geralt fait telle ou telle chose. Et puis on étoffe », explique-t-il à Pixels, lors d’une rencontre en avril à Varsovie. Si l’exercice peut sembler très mécanique, lui insiste au contraire sur l’importance de varier les situations, de s’approprier les personnages et de surprendre le joueur. « On est comme des gosses avec des G.I. Joe. Qu’est-ce qu’on n’a pas fait avec Geralt qu’on pourrait lui faire faire ? Par exemple, et si on l’amenait à réaliser un casse à la manière d’Ocean’s Eleven ? Ça ne marche pas toujours, mais il y a cet esprit "on a dix ans, on se fait plaisir". »

Dans la région de Blanchefleur, cette dame âgée a perdu son poêle. Après une mini-enquête macabre, Geralt le retrouvera dans la cheminée. | CD Projekt Red

Au début de l’aventure de The Witcher, une quête devenue célèbre emmène Geralt à la recherche du poêlon d’une vieille dame, qu’il devra lui restituer après une courte enquête macabre et pince-sans-rire. « Il faut savoir être sérieux sans être sérieux », suggère M. Boiret. Adossé à un univers littéraire riche et vénéré en Pologne, le quest designer ne peut toutefois pas se permettre de faire n’importe quoi. « Les livres nous fournissent beaucoup, notamment en termes de personnages, mais il faut qu’on leur soit fidèles. C’est une contrainte, mais cela permet en retour de profiter de leur richesse : ce ne sont pas des héros génériques. »

Un métier en plein boom

Méconnu du grand public, le métier de concepteur de quêtes est en pleine explosion dans l’industrie du jeu vidéo depuis la démocratisation des jeux en monde ouvert, où les minimissions locales ont remplacé les traditionnels niveaux qui se succédaient. Sur Fallout 4, pas moins de huit quest designers ont pris part au projet, tandis que Dragon Age Inquisition a sollicité sept rédacteurs. Pour The Witcher 3 ils étaient même seize et d’importants studios, comme Gorilla Games (la série Killzone, désormais Horizon Zero Dawn) ou Bethesda (The Elder Scrolls, Fallout), embauchent à tour de bras.

Les exigences ? « Excellent sens de la narration, du dialogue et de l’édition ; connaissance d’un ou plusieurs langages de script ; expérience d’un outil de personnalisation de The Elder Scrolls ou Fallout est un plus », écrit ainsi l’éditeur Bethesda dans une offre d’emploi, il y a un an. Sans toutefois exiger d’avoir déjà travaillé dans l’industrie : dans le métier, les autodidactes sont encore nombreux.

Alexandre Boiret est ainsi juriste de formation. Comme les quelques Français de l’industrie du jeu vidéo en Pologne, ce sont des raisons sentimentales qui l’ont conduit à s’installer à Varsovie. Il n’avait pourtant aucune expertise technique dans le domaine. Qu’importe. « Ici, on vous donne le droit d’essayer », relève-t-il à propos d’un pays qui, pour se relever de plusieurs décennies de communisme, n’hésite pas à miser sur les bonnes volontés plutôt que sur les diplômés, trop peu nombreux. En tout, ils sont 30 % à 40 % d’étrangers au sein de CD Projekt RED, le nouveau géant polonais du jeu vidéo.

Sa porte d’entrée était toute trouvée : la traduction des textes en français. « The Witcher 3 est écrit en polonais, le prochain jeu, Cyberpunk, est écrit en polonais. Nos scénaristes sont polonais, et 50 % des livres dans les librairies sont polonais », pointe-t-il. Arrivé comme traducteur en cours de développement de The Witcher 3 : Wild Hunt, il termine le projet comme responsable de l’équipe de localisation, puis fait ses débuts comme quest designer, ou concepteur de quêtes, sur la première extension du jeu, Hearts of Stone, en 2015.

La tentation du recyclage

Chaque quête peut prendre entre une semaine et plusieurs mois pour être mise en place. C’est que le travail de concepteur ne se résume pas seulement à dessiner des trames narratives locales, il lui faut aussi intégrer que chaque objet dont il aura besoin dans son historiette, du moindre bâtiment au caquelon le plus anodin en passant par les différents protagonistes, devront eux-mêmes être dessinés, modélisés, animés, programmés puis enfin intégrés par les équipes techniques.

C’est ce travail de l’ombre qui pousse de nombreux jeux à répéter en boucle des scénarios similaires en les disposant à plusieurs lieux de la carte, quitte à transformer l’expérience du joueur en tâche répétitive plutôt qu’en quête épique. Alexandre Boiret assure éviter autant que possible le recyclage. « On essaie de ne pas prendre les joueurs pour des pigeons. »

D’autant que l’inspiration peut venir de plein de considérations différentes. Il peut s’agir d’une envie de développer un personnage, de placer une historiette originale, ou juste d’amener le joueur à visiter une partie précise de la carte. « Il y a plein d’angles d’attaque possibles. Par exemple, au départ d’une des quêtes que j’ai écrites pour Heart of Stones, mon responsable m’avait juste demandé de placer un point d’interrogation [signe d’un objet caché]. Je trouvais ça dommage, car cet endroit du jeu était très joli, je lui ai demandé si on ne pouvait pas en faire une quête. »

Il s’intéresse plus particulièrement à un village abandonné dans lequel se trouve une maison richement décorée. A l’intérieur, le corps d’un herboriste mort. Qui l’a tué ? C’est le mystère qu’instaure Alexandre Boiret. Pour l’occasion, un passage souterrain sous la maison a été rajouté, et donc entièrement produit à partir de zéro pour étoffer la quête. Les villageois rencontrés aux alentours évoquent une histoire de loups-garous. L’enquête dans le passage souterrain révélera une tout autre explication. « Finalement ce n’était pas un loup-garou, mais un couple de vieux cannibales qui ont tué l’herboriste », savoure le quest designer, cet Edgar Allan Poe des mondes de pixels.