Trois heures du matin. A l’avant d’un Airbus ayant décollé de Lagos à minuit et en route vers Paris, le réalisateur nigérian Kunle Afolayan ouvre une bouteille de whisky puis brandit son smartphone pour un nouveau selfie. Le voilà immortalisé, ce mercredi 1er juin, à 10 000 mètres au-dessus du Sahara, aux bras de créatures en robe de soirée et de hipsters en smocking. Cheveux courts teints en jaune, la présentatrice de Hip TV, l’une des centaines de chaînes nigérianes, enchaîne les questions, un verre à la main, le micro dans l’autre.

« On veut des césars, des oscars, des milliards » L’acteur Wale Ojo

Kemi Lala Akindoju esquisse quelques pas de danse avec le chanteur Adekunle Gold. Elle est actrice, productrice et réalisatrice. A Lagos, posséder trois cartes de visite est un classique. Gracieuse dans sa robe du styliste Elie Kuame, l’actrice ivoirienne Aurélie Eliam papillonne entre les VIP de ce vol déjanté. « Je suis sur un nuage », lâche-t-elle en levant une coupe d’un champagne qui coule à flots. La lune brille à travers le hublot.

« On transporte un nouveau cinéma au-dessus de l’Afrique et on part à la conquête du monde !, s’emballe Wale Ojo, acteur et réalisateur nigérian qui vit entre Lagos, New York et Londres. Nollywood pèse 5 milliards de dollars et emploie des milliers de personnes. Mais on veut des césars, des oscars, des milliards. Et moi je serai l’Aliko Dangote [industriel nigérian et homme le plus riche d’Afrique] du New Nollywood, vous verrez. »

« Bienvenue sur mon vol »

Un New Nollywood qui se rêve en nouvelle vague trash qui déferle façon tsunami ? Nollywood est aujourd’hui la deuxième industrie de cinéma après Bollywood, en Inde, avec près de 2 000 films par an, d’interminables navets pour la plupart dont la fabrication ne coûte guère plus de 10 000 dollars. Première semaine : on tourne. Deuxième semaine : on monte. Troisième semaine : on se dépêche de vendre les DVD car les copies piratées débarquent la quatrième semaine.

Mais Kunle Afolayan, qui se voit en figure de proue du New Nollywood, ne mange pas de ce pain-là. Ses budgets dépassent le million de dollars et son ambition n’a pas de limite. « Ni Hollywood, ni Bollywood n’ont jamais pensé à faire ça », glousse sur le vol Air France 0149 la présentatrice de Hip TV.

Visage rond, barbe bien taillée, timide et mégalomane, le réalisateur, que le New York Times s’était empressé en 2012 de surnommer le « Scorcese de Lagos », s’empare du téléphone de bord pour une annonce qui fait sursauter les voyageurs assoupis : « Bienvenue sur mon vol ! Je suis Kunle Afolayan, je voulais vous saluer, vous remercier et vous présenter les acteurs de mon dernier film, The CEO. » Sa voix trahit l’alcool mais déclenche les applaudissements de ses invités, une centaine d’artistes, producteurs, hommes d’affaires, jet-setters de Lagos, sans aucun égard pour les autres passagers découvrant qu’ils ont embarqué pour une aventure cinématographique. Une voyageuse japonaise éreintée ose une plainte. En vain. Kunle Afolayan et son équipe ont pris le contrôle de l’avion.

The CEO, dont les premières images défilent sur les écrans intégrés aux sièges, c’est l’histoire d’une multinationale nigériane des télécoms qui réunit dans un hôtel de luxe sur une île près de Lagos cinq de ses top managers africains. A l’issue de cet étrange séminaire, un seul doit être désigné PDG de l’entreprise. Or chaque jour qui passe voit mourir l’un d’entre eux, dans un jeu sordide de chaises musicales. Si le scénario tient la route avec une idée originale et un coup de théâtre final malin, le jeu des acteurs et la mise en scène ont encore du chemin pour se hisser aux standards d’Hollywood et de l’Actors Studio. Seule Angélique Kidjo surprend dans un rôle à contre-emploi de méchante subtile.

Air France a rangé le film dans la catégorie « cinéma du monde », ce qui agace Kunle Afolayan. Mais, cette nuit-là, il s’en fiche et savoure son « avant-première unique au monde ». Dans son costume noir à épaulettes, le PDG de Nollywood remonte les allées de l’avion bouteille à la main. Dans son sillage, les caméras de télévision et leurs éclairages éblouissent ceux qui essaient de dormir.

L’actrice ivoirienne, Aurélie Eliam, dans les embouteillages de Lagos, avant d’embarquer pour le vol AF 0149 pour Paris. | Le Monde Afrique

L’art est avant tout un business

Quelques heures plus tôt, avant de stagner des heures dans les embouteillages et de récompenser une petite foule de fans à l’aéroport Murtala-Muhammed avec DJ et cognac à volonté, Kunle Afolayan recevait Le Monde Afrique dans sa maison de production à Ikeja, quartier de la bouillonnante mégalopole, laboratoire de l’afro-capitalisme.

Dans le bureau très sombre, un portrait du Congolais Patrice Lumumba, un autre du prix Nobel de littérature Wole Soyinka et celui de son père, Adeyemi « Love » Afolayan, acteur et réalisateur comme lui. La télé, branchée sur Hip TV, diffuse des clips de rap américain et de Fémi Kuti qui chante, poing levé, une ode à la démocratie. Le tout entrecoupé de la bande-annonce de The CEO. Dans un manoir avec piscine, Kunle Afolayan y fait l’article de son « chef-d’œuvre ». A Lagos, l’art est avant tout un business.

« Dès que j’ai une idée de film, je réfléchis aux marques que je peux intégrer dans le scénario et comment lever des fonds. J’assume pleinement faire du business et de l’art. »

Kunle Afolayan a fait des études d’économie avant de rejoindre la New York Film Academy. Ce qu’il déteste avant tout ?

« Ces cinéastes africains francophones qui demandent de l’aide et suivent à la lettre des modèles de financement européens. Ce sont des mendiants ! Ils attendent parfois cinq ans pour finir par faire un film africain pour Occidentaux, qui sera vu par quinze personnes au Fespaco de Ouagadougou. Moi, j’ai pas le temps. Quand j’ai une idée, the show must go on ! »

Kunle Afolayan, dans son bureau de Lagos, avant d’embarquer dans le vol AF 0149 pour Paris. | Le Monde Afrique

Ambassadeur d’Air France et de Peugeot au Nigeria, Kunle Afolayan joue le jeu de la publicité. Dans The CEO, on voit des avions Air France au décollage et à l’atterrissage, ainsi que le logo en gros plan du constructeur automobile français.

« Et alors ? Ce n’est pas moi qui cherche des sponsors français, ce sont eux qui viennent à moi. “The CEO”, c’est 2 millions de dollars et des tournages en Côte d’Ivoire, au Nigeria, en Afrique du Sud et en France. Moi, je réalise des films, je dois générer de l’électricité pour les tourner, innover dans la distribution, chercher des sponsors. »

Il s’interrompt pour répondre au téléphone à un haut fonctionnaire de l’Etat de Lagos qui lui réclame une place dans l’avion.

« Avant, et encore maintenant, dans certains festivals de cinéma, lorsqu’ils invitent un Africain, c’est comme s’ils lui faisaient une faveur. Alors quand on me donnait le micro, je leur disais que je voulais faire des films, être très riche et me déplacer en jet privé. Certains me regardaient comme un pauvre type. Il est temps que le cinéma africain cesse de montrer le désert, les savanes et des tenues traditionnelles sur fond de musique ethnique. »

« Africain et global »

Lui veut transformer Nollywood, exploser les budgets et les recettes, embaucher de grands acteurs : « Et qu’importe si les festivals européens n’aiment pas notre cinéma ! On n’a pas besoin d’eux et on débarquera dans le monde entier. »

L’acteur nigérian, Wale Ojo, à l’aéroport de Lagos. | AFP

Le casting de The CEO a été fait par Skype. Kunle Afolayan avait d’abord pensé à l’Américain John Malkovich pour un des rôles principaux. Il l’a finalement confié à la chanteuse béninoise Angélique Kidjo, rencontrée par hasard sur un vol Los Angeles-New York. Il a recruté des comédiens africains célèbres dans leur pays, comme l’acteur et animateur télé sud-africain Nico Panagiotopoulos ou la Franco-Marocaine Fatym Layachi. « J’ai accepté ce rôle, car Kunle est pour moi le symbole d’un nouveau cinéma nigérian, africain et global », confie le premier. « Il est profondément nigérian tout en étant universel, souligne la seconde. Il a tout compris au glocal” [contraction de global et local] et incarne cette nouvelle génération d’artistes africains, fiers et déterminés à présenter une autre facette du continent, réaliste et urbaine », ajoute-t-elle.

Pour la partie nigériane, le tournage sur Snake Island, une des îles de Lagos, s’est retrouvé sans le savoir au milieu d’un conflit entre deux villages, ce qui lui a valu coupures d’électricité et pénuries d’eau. « Des villageois ont fini par saboter le tournage et réclamer de l’argent. On a cru ne jamais aboutir », se souviennent les acteurs.

L’Airbus a maintenant franchi la Méditerranée. En première classe, le bar ne désemplit pas. Il y a Jimmy Jean-Louis, 40 ans, que Kunle Afolayan présente comme un « Africain fier, l’un des nôtres ». Ce bel Haïtien, qui a commencé sa carrière en 1993 dans les suites du film érotique Emmanuelle, vit désormais en Californie. Il dit se sentir aujourd’hui davantage africain, nigérian et américain que français, alors qu’il a vécu ses vingt-deux premières années à Paris. S’il a « claqué la porte de la France », c’est par manque de perspectives. Il est ensuite devenu mannequin puis a tenté l’aventure à Los Angeles, où il a décroché un premier rôle au côté de Jean-Claude Van Damme avant de jouer avec Bruce Willis, Monica Bellucci, Harrison Ford. La France ? Il n’y reste jamais plus de deux jours : « Ça fait neuf ans que je viens à Lagos, laboratoire chaotique, unique au monde. Kunle [Afolayan], avec sa véritable vision et son audace, c’est l’Afrique qui se réveille et s’impose à la vieille Europe. »

L’avion se pose à Roissy à l’aube. Le soir même a démarré la quatrième édition de la Nollywood Week, festival qui dure jusqu’au dimanche 5 juin au cinéma L’Arlequin, à Paris. Le boss de New Nollywood et sa troupe y présentent une ère nouvelle d’un cinéma africain décomplexé, résolument bling-bling. Ce ne sera pas le moment de se préoccuper de l’économie nigériane fragilisée par la chute des cours du pétrole ou des ravages de la secte terroriste Boko Haram dans le nord du pays. L’heure sera à la fête et Paris ne restera qu’une étape pour The CEO avant de conquérir l’Afrique, sa priorité du moment.