Fouille manuelle du silo 124, sur le site d’Achenheim (Bas-Rhin), où les restes d’un massacre datant de plus de 6000 ans ont été découverts. | Philippe Lefranc - Inrap

Les ossements humains sont le quotidien des archéologues. Ils en exhument fréquemment lors de leurs fouilles, où les nécropoles constituent une des meilleures sources d’information sur les sociétés passées. Mais les occasions de mettre au jour des squelettes comme ceux trouvés à Achenheim, à l’ouest de Strasbourg, sont plus rares. « Ce qui nous a d’abord interpellés, raconte Fanny Chenal, anthropologue à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), c’est la position de ces six individus masculins, cinq adultes et un adolescent de 15 à 19 ans : certains reposaient sur le dos, d’autres sur le ventre ou le côté, avec les membres en positions désordonnées. Ces postures invraisemblables ne relevaient pas d’une pratique funéraire. »

Mais la surprise ne s’arrêtait pas là. « La deuxième chose impressionnante, ce sont les très nombreuses fractures, sur les membres, les bassins, les mains, les crânes », ajoute-t-elle. Rien à voir avec des blessures qui auraient été infligées sur un champ de bataille. Il s’agit là d’un acharnement plus méthodique. Et il y a aussi ces quatre bras gauches, dont l’un avait dû appartenir à un adolescent de 12 à 16 ans.

Détail d’un des crânes polyfracturés sur le site d’Achenheim (Bas-Rhin). | Michel Christen

Cette scène macabre en évoque une autre, presque similaire, datant elle aussi du néolithique moyen, entre 4 400 et 4 200 avant Jésus-Christ : en 2012, lors d’une fouille conduite à Bergheim (Haut-Rhin), huit squelettes complets ont été retrouvés dans un silo, accompagnés de sept bras gauches. « Cela fait beaucoup de bras gauches pour le néolithique, beaucoup de violence en Alsace », commente le néoliticien Philippe Lefranc, qui a dirigé les fouilles d’Achenheim, préalables à l’aménagement du site pour des logements et des commerces.

Le néolithique a longtemps été dépeint comme une sorte d’âge d’or égalitaire, où la guerre n’avait pas encore été « inventée ». Cette vision est aujourd’hui totalement dépassée. Les archéologues Jean Guilaine et Jean Zammit ont ainsi compilé bien des scènes violentes dans leur livre « Le sentier de la guerre » (Seuil, 2000). Les découvertes archéologiques plus récentes n’ont fait que renforcer ce constat.

La culture dite Rubanée, il y a 7 000 ans, a livré de nombreuses scènes de massacres de masse, parfois accompagnées de cannibalisme impliquant des centaines d’individus, notamment en Allemagne et en Autriche : Talheim, Asparn, Herxheim, Schöneck-Kilianstädten… Les sites de Bergheim et Achenheim correspondent à une période plus récente de quelques siècles, où le Rubané, après cette crise meurtrière, avait laissé place à des cultures plus éparses. On parle de celle dite de Bruebach-Oberbergen pour l’Alsace.

Carte montrant plusieurs sites du néolithique où des scènes de massacres ont été mises au jour. | Inrap

Le site d’Achenheim est singulier à un autre titre : le village était entouré d’un fossé défensif, « probablement associé à des bastions » - le premier de ce type en Alsace. Dans cette enceinte fortifiée, dont le pourtour dépasse l’emprise de la zone de fouille de deux hectares, près de 400 silos, où les paysans du néolithique engrangeaient leurs récoltes, ont été identifiés. « Ces structures de stockage temporaires étaient ensuite utilisées pour les détritus, ou comme fosses pour des sépultures réservées à une petite partie de la population », indique Philippe Lefranc.

Mais le silo 124 se trouvait à l’écart des autres, « soit sur une place, soit sur une zone accueillant des habitations ». C’est là, prévient Philippe Lefranc, que les faits laissent la place à l’interprétation, forcément encore hypothétique. « Les bras coupés pourraient être des trophées guerriers, tandis que l’acharnement peut relever de deux phénomènes. S’il s’est exercé sur les vivants, il s’agit de tortures, si c’est sur les morts, on parle d’outrages aux cadavres ».

Dans les deux cas, la littérature savante anthropologique et ethnologique en donne de multiples exemples. « Depuis deux mois, je suis dans la boucherie humaine, je ne lis plus que ça », indique Philippe Lefranc, qui s’est documenté et peut citer des exemples effrayants dans diverses régions d’Amérique du Nord, mais aussi aux Fidji ou ailleurs, de comportements évoquant ceux d’Achenheim.

Pointe de flêche de silex ayant été fichée dans le bassin d’un des squelettes retrouvés à Achenheim (Bas-Rhin). | Philippe Lefranc - INrap

Le scénario alsacien pourrait être celui d’un raid contre des nouveaux venus dans la région, ou une victoire sur des assaillants, célébrée en mutilant les ennemis tombés sur le champ de bataille et torturant à mort les prisonniers. Les vestiges de poteries retrouvés sur place montrent que les villageois étaient encore de culture Bruebach-Obergen. Mais ces céramiques particulières laissent ensuite la place dans la région à des tessons portant le style développé par des populations de la région parisienne.

Membre supérieur présentant plusieurs fractures intentionnelles. | Philippe Lefranc - Inrap

Des analyses génétiques et isotopiques pourraient en dire plus sur l’origine des hommes massacrés à Achenheim. « Nous allons monter un dossier pour les financements de ces analyses, très onéreuses », promet Fanny Chenal. S’il se confirme que les suppliciés venaient bien de la région parisienne, on aurait la confirmation que les féroces paysans-guerriers d’Achenheim, s’ils ont fini par perdre cette guerre, avaient au moins gagné une bataille.