Je ne serais pas arrivé là si…

… Si mon père avait vendu la ferme dans laquelle j’ai été élevé, dans la vallée du Rio Doce, au Brésil. C’est lui-même qui m’a fait cette remarque, peu de temps avant sa mort en 2002, à 94 ans. « Tu te rends compte de la chance que tu as eu, Sebastiao ? Tu es un photographe reconnu, qui vit à Paris et voyage partout dans le monde. Mais que ce serait-il passé si j’avais cédé aux pressions de ceux qui voulaient racheter notre ferme au temps de la grande inflation, alors que tu étais encore un gosse ? J’aurais été ruiné, comme tant d’autres paysans qui sont partis en ville et se sont fait avoir. Et aujourd’hui, tu serais chauffeur de tracteur dans une autre ferme de la région, ou tu vivrais dans un bidonville de Belo Horizonte ! Tu réalises ? »

Il avait totalement raison. Je n’aurais pas pu faire d’études, je n’aurais pas pris le bateau pour la France, je n’aurais peut-être jamais découvert la photo… Il y a eu tant de chance et de hasards dans ma vie, tant de bifurcations imprévisibles aussi, que c’en est vertigineux.

Avant tous les tournants, les ruptures ou les « bifurcations », il semble y avoir eu la rencontre avec Lélia.

Ah Lélia ! Je ne serais certainement pas arrivé là si je n’avais croisé, l’année de mes 20 ans, en 1964, le chemin de cette jeune fille de 17 ans qui est devenue ma femme, ma partenaire, mon associée, depuis presque cinquante ans.

On a tout fait à deux. Et on a construit une vie sur les mêmes références éthiques et idéologiques. On était des gamins quand on s’est rencontré à l’Alliance française de Vitoria où j’avais un petit boulot et où elle était inscrite en cinquième année.

Elle était pianiste avec déjà dix années de conservatoire derrière elle. Et elle était magnifique. J’étais étudiant en économie et j’habitais, avec quatre garçons venus comme moi de la campagne, dans une maison de location qu’on gérait comme une « république ».

Deux semaines après que nous avons commencé à sortir ensemble, le directeur de l’Alliance m’a dit, me sachant sans doute un peu volage : « C’est désormais fini de courir après toutes les autres, hein ! » Il avait compris. Et deux mois après notre rencontre, nous avions déjà un compte bancaire commun. Ce fut… phénoménal.

A quel métier vous destiniez-vous à l’époque ?

C’était le début de la grande industrialisation du Brésil et j’étais passionné par la macroéconomie et les finances publiques. J’ai été sélectionné parmi les vingt meilleurs étudiants des universités du pays pour suivre un tout nouveau master à Sao Paulo destiné à former les futurs cadres du pays.

Je suis devenu grand commis de cet Etat fédéré, conseiller auprès du ministre des finances et responsable de la programmation agricole dans un secteur de la mégapole en plein boum. Mais j’étais proche de l’extrême gauche, très radical, je donnais la moitié de mon salaire à une organisation politique qui se battait contre la dictature, prête à la lutte armée.

Lélia et moi participions à toutes les manifestations. Alors, quand il y a eu un second coup d’Etat, le 13 décembre 1968, donnant aux militaires tous les pouvoirs en matière de répression, la situation est devenue très dangereuse pour nous et il fallut choisir : l’exil ou bien la clandestinité et la guérilla urbaine. Comme nous étions très jeunes, c’est le groupe politique qui a décidé : l’exil.

Le choix de la France comme terre d’asile était une évidence ?

Bien sûr ! J’avais une bourse pour aller dans une grande université américaine, mais c’était la France le pays des droits de l’homme ! Tous les intellectuels brésiliens rêvaient de venir en France. Et le français était la première langue d’étude à l’école. J’ai été accepté dans une grande école, l’Ensae, et Lélia s’est inscrite aux Beaux-Arts en architecture.

La mort soudaine de ses deux parents, juste avant notre départ, avait été un tel choc qu’elle n’a plus voulu toucher le piano. Très vite, nous sommes entrés dans des réseaux magnifiques d’entraide. Le Parti communiste (PCF), le Parti socialiste unifié (PSU), différentes organisations de gauche, et puis des mouvements chrétiens comme la Cimade ou le Secours catholique, ont accueilli des tas de Sud-Américains fuyant les dictatures.

Je vais vous dire : la solidarité, je l’ai apprise ici, en France. On nous a tellement aidés ! Il devait y avoir une majorité de médecins communistes à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, car on parvenait à y faire entrer des Brésiliens qui avaient été torturés, et qui arrivaient sans papiers, brisés physiquement et psychologiquement. Si nous n’étions pas partis à temps, Lélia et moi serions probablement morts.

Vous n’aviez toujours pas, alors, touché un appareil photo ?

Non. Mais Lélia en a eu besoin pour ses cours d’architecture. Et nous avons profité d’un séjour en Haute-Savoie pour aller acheter un boîtier à Genève où c’était, paraît-il, moins cher. C’est là que la photo est entrée dans ma vie.

J’ai glissé un film dans l’appareil. Et j’ai photographié Lélia, assise à la fenêtre de la maison. C’est ma toute première photo. Et j’ai ressenti un plaisir intense. On est sorti se promener dans la campagne, j’étais grisé d’imaginer que tout ce que je voyais, je pourrais désormais le matérialiser.

Pour pouvoir retenir et conserver l’instant ?

Bien plus que ça ! Le cadre, la lumière, le mouvement, l’émotion ressentie… C’est un ensemble de variables qui font un concept que l’on transforme en image. C’est un pouvoir immense. Et sa magie a envahi ma vie.

En revenant à Paris où nous habitions la Cité universitaire, j’ai monté un petit laboratoire pour développer des films et faire des tirages pour les étudiants. Mais je devais écrire ma thèse de doctorat et on m’a offert un travail à l’Organisation internationale du café, basée à Londres. Un job bien payé, qui me recentrait sur ma formation d’économiste.

Nous avions un bel appartement, la plus fantastique voiture de sport que je puisse imaginer, la Triumph Spittfire, et très vite la proposition d’intégrer la Banque mondiale à Washington. Seulement voilà : quand je rentrais de mission en Afrique, je prenais dix fois plus de plaisir à développer mes photos qu’à rédiger mes rapports économiques. La photo me hantait.

Le dilemme entre la raison et la passion…

On en a discuté des heures avec Lélia dans la petite barque qu’on louait le dimanche sur la Serpentine au milieu de Hyde Park. On ramait jusqu’au milieu du lac, puis on se couchait sur le canot et on parlait, on parlait. Partir à Washington pour revenir un jour au Brésil à un poste de dirigeant ou tout lâcher pour devenir photographe ? On s’est jeté dans le vide.

Saviez-vous quel type de photo vous attirait alors ?

Non. J’ai essayé des portraits, des paysages, des photos de sport. Les « charrettes » d’archi que faisait Lélia nous fournissaient suffisamment d’argent pour me permettre de tâtonner. Et puis un jour, très naturellement, je me suis retrouvé à faire des photos sociales.

Des gens, immigrés, dépourvus, en détresse. Au fond, je venais de là. Ma formation politique de gauche, mon propre exil, la solidarité dont j’avais bénéficié…

Très vite, j’ai travaillé pour des publications de la mouvance du christianisme social : La Vie, Croissance des Jeunes Nations, SOS du Secours catholique, les groupes Bayard et Fleurus… Ils avaient de gros tirages et s’intéressaient aux réfugiés et aux pays sous-développés. Dont je venais !

Et puis je me suis lié au monde de l’humanitaire : Médecins sans frontières, l’Unicef, le Haut-Commissariat aux réfugiés, la Croix Rouge. C’est avec eux que j’ai fait tant de choses en Afrique.

Vos premières photos sur le Sahel ont provoqué un choc inoubliable. Tout le monde se rappelle ces silhouettes décharnées dans le vent du désert. Que ressentiez-vous à ce moment-là ?

C’était à la fois terrible et intense, mais je me sentais à ma place, faisant le métier que j’avais choisi. Quel privilège ! Toute ma vie m’avait porté là. Ma rage, mes valeurs, ma foi. Il fallait faire ces images. Pas une seule personne de cette planète ne devait pouvoir y échapper. Parce qu’il s’agissait de notre histoire à tous. Je tendais un miroir.

C’est lorsque j’éditais au retour mes photos, le plus souvent la nuit, en mettant de musique, que c’était le plus dur. Je revivais le moment et pleurais sur mes planches contact. Mais ne croyez pas qu’il n’y avait que de la souffrance au Sahel. Il y avait aussi des actes héroïques, et de la dignité, et de la solidarité.

On ne comprend rien quand on dit que j’y photographiais la misère. Non ! Jamais ! La misère, c’est l’isolement, l’individualité, l’égoïsme. Et ce n’est pas ça que j’ai vu au Sahel. Les gens mouraient beaucoup, mais ils ne mouraient pas seuls, ils mouraient entourés par une communauté et pleurés. Pas comme cette dame âgée de notre immeuble, à Paris, retrouvée morte chez elle au bout d’une quinzaine de jours.

L’actualité au jour le jour vous intéressait moins que les grandes mutations de la planète.

C’est vrai. J’avais une carte de presse, je voulais être où se passait l’histoire et j’ai vu des combats, des famines, des révolutions. Mais j’aime produire des récits photographiques étalés sur plusieurs années.

Mon livre La main de l’homme m’a ainsi permis de rendre hommage au travail et aux prolétaires, et de photographier cette archéologie d’une époque industrielle à l’heure de la mondialisation. Et puis Exodes s’est attaché aux migrations dues aux guerres, aux crises économiques ou climatiques. Je photographiais la réorganisation de la famille humaine. 92 % des Brésiliens vivaient à la campagne quand j’étais gamin, aujourd’hui 92 % vivent en ville.

Tous ces gens photographiés pendant six ans sur les routes de l’exil… Faisiez-vous un lien avec votre propre histoire ?

Je suis un migrant !

Un migrant installé à Paris. Un migrant avec un toit, un statut, de l’argent, une renommée…

Le confort matériel n’a aucun impact sur votre âme et vos références. Je suis Français, membre de l’Académie des Beaux-Arts, mais je suis né dans la brousse brésilienne. Enfant, je jouais dans les grands espaces, je nageais dans les ruisseaux remplis de caïmans, je galopais toute la journée à cheval. Pour amener les bêtes à l’abattoir, il fallait cheminer 45 jours. C’est encore si vif dans mon esprit.

Je vis à Paris mais mon histoire est là-bas. Notre histoire, à Lélia et moi. Au début de notre exil, on faisait des cauchemars en imaginant qu’on ne pourrait plus jamais retourner au pays. Nous avons fini par retrouver notre passeport brésilien.

Alors je suis un photographe français, c’est vrai, mais mes fibres, mon âme, mes souvenirs de pluie torrentielle qu’aucun Français ne peut connaître me rappellent sans cesse que je suis un immigré. Qui sait si je resterai ici ou si j’y retournerai un jour ? Je ne veux pas mourir loin de mes sept sœurs, ni Lélia loin de sa grande fratrie. Vous comprenez ? Etre immigré, c’est un état d’âme. Rien à voir avec le matériel.

L’horreur du génocide rwandais fut pour vous un point de bascule.

J’y ai vu les choses les plus terribles qu’on puisse imaginer. Des centaines de cadavres dévalant une rivière, la route vers Kigali jonchée de corps découpés, des camps où s’entassaient des millions de personnes, vite atteintes par le choléra et disposées en piles qu’agrippait une pelle mécanique pour les jeter dans des fosses communes.

L’accumulation de ces visions fut un choc effroyable. J’ai perdu foi en l’humanité. Mon corps et ma tête m’ont lâché. J’étais attaqué par mes propres staphylocoques et lors de mes rapports sexuels, ce n’était plus du sperme qui sortait, c’était du sang.

« Va vite voir mon copain médecin », m’a dit Henri Cartier-Bresson. On a fait des examens. Ma prostate était impeccable. Mais le toubib m’a dit : « Sebastiao, tu n’es pas malade mais ton corps t’entraîne vers la mort. Tu vois trop de morts ! Arrête ! Arrête de photographier des horreurs ! » Oui, j’étais dans une logique de morts. Mais comment arrêter ? Il fallait montrer ce moment inouï de l’histoire de l’humanité.

Moment de dépression ?

De désillusion sur notre espèce. Je pensais que nous n’allions pas survivre et qu’on allait dans le mur. C’est à ce moment-là que nous sommes rentrés au Brésil en découvrant que nos parents étaient devenus des vieillards et que la ferme luxuriante de mon enfance, que mon père avait décidé de nous transmettre à Lélia et moi, était devenue un territoire dévasté et aride. Je retrouvais le Sahel.

Où étaient passés les arbres ?

Ils avaient été coupés pour équiper les habitations des villes brésiliennes en plein essor et produire du charbon de bois pour la sidérurgie. Plus rien ne retenait les pluies. La terre n’était qu’une croûte.

Alors Lélia a décidé : On va replanter la forêt ! Et c’est devenu un fabuleux projet conçu avec un ingénieur célèbre pour son travail de récupération des écosystèmes. Objectif : replanter 2,5 millions d’arbres. 200 espèces différentes. Dingue.

Je suis allé frapper à toutes les portes, la Banque mondiale, les universités américaines, les fondations sensibles à l’écologie. Et on s’est lancé, en 1999, transformant notre propriété en parc national. Aujourd’hui, on a planté 2,3 millions d’arbres qui abritent plus de 170 espèces d’oiseaux. Le paysage s’est mis à reverdir, des animaux qu’on croyait disparus sont revenus, y compris le jaguar. On a la plus grande pépinière de plantes natives de la région, et je vois renaître à chaque séjour le paradis de mon enfance. Il s’agit maintenant d’y replanter des sources. On a un plan sur trente ans.

Cela exige une énergie folle, une implication totale !

Non. C’est une vie. Une vie qui essaie d’aligner éthique, idéologie, comportement, histoire personnelle et qui tend vers la cohérence. Mais je continue mon travail de photographe. Je suis les tribus d’Amazonie qui vivent en harmonie avec la nature, dédaignent l’agressivité, et qu’il faut à tout prix protéger.

C’est un endroit essentiel pour la planète et je voudrais mobiliser le monde pour le défendre. J’ai compris que l’homme n’est qu’une espèce parmi les autres, animale, végétale, minérale. Nous sommes interdépendants, montagnes, fleuves, arbres, animaux, humains. Nous formons un tout.

Et vous avez retrouvé la foi en l’avenir ?

C’est la terre qui me l’a redonnée. La terre m’a remis sur les rails. Ma terre. Je suis revenu à ma source pour reprendre vie.

Exposition à la galerie Polka : « Le tour de France de Salgado » du 2 au 30 juillet (12 rue Saint-Gilles, 75 003 Paris)

Quatorze pages de photo dans Polka Magazine qui sort le 16 juin

Nouvelle publication, par Taschen, du livre Exodes, paru la première fois en l’an 2000 (432 pages)

Retrouvez tous les entretiens de La Matinale ici