Le Louvre, le 19 mai 2016 | JOEL SAGET / AFP

de Carlo RATTI et Matthew CLAUDEL

Combien de temps faut-il pour visiter le plus grand musée du monde ? Dans le film « Bande à part » de Jean-Luc Godard, les trois héros traversent le Louvre en 9 minutes et 43 secondes : à l’époque, dit le narrateur, c’est la visite la plus rapide jamais effectuée. Au fil des ans, cette course a inspiré de nombreux imitateurs, jusqu’à la récente performance de l’artiste suisse Beat Lippert qui en 2010 a vraisemblablement battu tous les records en traversant le musée français en 9 minutes et 14 secondes.

Ingénieur de l’École des Ponts, architecte et activiste, Carlo Ratti est professeur au MIT de Boston, où il dirige le laboratoire de recherche Senseable City Lab. Il est également cofondateur du bureau de projets Carlo Ratti Associati. Matthew Claudel mène des activités de recherches auprès du Senseable City Lab du MIT.

Si Lippert courait aujourd’hui, son résultat pourrait être sans doute validé par une récente expérience menée à l’intérieur du Louvre. En effet, grâce à des technologies innovantes fondées sur le relevé anonymisé des signaux Bluetooth et Wifi émis par les téléphones mobiles, un groupe international de chercheurs a pu suivre le flux des visiteurs du musée et analyser leur exploration des galeries, leurs parcours et temps passé devant chaque œuvre d’art. Cette étude propose une conception novatrice de la visite de l’une des collections les plus vastes au monde : ce, non pas du point de vue artistique, mais du point de vue du visiteur.

Les résultats de cette recherche, menée avec le Louvre, seront prochainement publiés dans des revues scientifiques (Carlo Ratti est l’un des chercheurs, avec Anne Krebs et Yuji Yoshimura, responsable de la recherche et premier auteur : https ://arxiv.org/abs/1605.00108). Ils révèlent qu’à la différence des personnages de Godard, la plupart des gens préfèrent flâner longtemps à travers le musée : une visite sur dix dure plus de cinq heures. Seul un petit groupe traverse les espaces à vitesse soutenue et termine la visite en moins d’une heure. Pour ce qui est des itinéraires, il s’avère que les visiteurs parcourent généralement un chemin bien précis, mais des plus fréquentés, qui serpente parmi d’extraordinaires chefs-d’œuvre comme la Joconde de Léonard de Vinci et la Victoire de Samothrace.

Pouvoir d’attraction d’un espace donné

De plus, les analyses confirment que le pouvoir d’attraction d’un espace donné augmente proportionnellement avec le nombre de personnes qui y pénètrent. Ainsi, les visiteurs du Louvre ont-ils tendance à traverser rapidement les zones peu fréquentées, pour s’arrêter ensuite plus longtemps dans des salles déjà denses de visiteurs : s’il y a quelqu’un, c’est qu’il doit bien y avoir une raison ! Pour la première fois ce trait distinctif de la psychologie humaine - bien connu de tous les gérants de boîtes de nuit… - peut être mesuré. Cependant, quand le nombre de personnes dépasse le seuil critique, tout change. Même un chef-d’œuvre ne parvient pas à l’emporter sur les désagréments causés par la foule.

L’observation des flux de visiteurs au Louvre fait partie d’un programme de recherche plus vaste, qui vise à mieux appréhender l’espace dans lequel nous vivons à partir de l’analyse des signaux émis par tous nos dispositifs électroniques. Il s’agit là d’informations utiles à une autre interprétation du comportement humain dans différents environnements : du musée à la ville. Un vieux rêve de l’urbanisme moderne, somme toute. À titre d’exemple, dans la deuxième moitié du vingtième siècle, le grand sociologue américain William H. Whyte utilisa des caméras vidéo pour analyser le trajet des personnes dans les bâtiments et les espaces publics de New York. Sa méthode était pertinente, mais lente et laborieuse. Aujourd’hui, ce genre d’analyses peut devenir beaucoup plus simple et rapide, grâce aux traces électroniques laissées dans l’espace.

Les conclusions qui en découlent peuvent être utiles aux architectes et aux urbanistes. Si, comme on le dit souvent, l’architecture est une sorte de troisième peau – recouvrant la peau biologique et les vêtements que nous portons, – elle a été longtemps rigide, un véritable corset. Un jour peut-être, grâce à des données plus précises sur le comportement des personnes, l’environnement bâti s’adaptera-t-il mieux à nos habitudes, donnant ainsi naissance à une architecture souple et dynamique, façonnée par la vie qui s’y déroule et non l’inverse.

« Jeu savant, correct et magnifique »

Certains secteurs de l’économie explorent déjà les possibilités qu’offrent ces données. Par suite du développement des services financiers en ligne, de nombreux groupes bancaires réduisent actuellement leur présence immobilière sur le terrain. La connaissance des niveaux d’occupation des bâtiments, ou la dynamique des déplacements urbains, leur permet d’optimiser l’emploi de leur parc immobilier. A Milan, par exemple, Unicredit tente ainsi de rationaliser la localisation de ses filiales pour réduire les déplacements des clients et des employés qui, tous les jours, font la navette entre habitation et lieu de travail. De telles opérations peuvent avoir un impact majeur sur la mobilité urbaine - et en général sur le mieux vivre des habitants.

Certes, de nombreuses questions restent encore ouvertes. Tout d’abord, il est fondamental de respecter la vie privée. L’étude du Louvre citée plus haut était basée sur des données anonymes ; un principe à respecter dans toute recherche conduite sur des données semblables. Ensuite, il est essentiel de repousser l’idée d’une architecture purement quantitative, qui perdrait de vue bien d’autres facteurs : ce « jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière », selon la définition du célèbre concepteur Français du XXe siècle, Le Corbusier. Cependant, une juste mise en place de l’analyse des déplacements humains à l’intérieur des bâtiments et dans nos villes annonce une véritable révolution dans l’approche à l’environnement bâti.

Dans les années qui viennent, les données quantitatives permettront aux concepteurs-projeteurs de mieux comprendre la façon dont les usagers utilisent l’espace, et comment ce dernier, à son tour, pourrait répondre le mieux possible aux nécessités des usagers. Même à celles des plus farfelus - comme les protagonistes de « Bande à Part » qui courent le 100 mètres chrono dans les galeries du Louvre.

Traduction Emanuelle CAILLAT