« Tout a commencé en mars 2014, lorsque les étudiants réunis au sein du « mouvement des tournesols » ont occupé le Parlement pendant vingt-deux jours » (Photo: manifestation du Mouvement des tournesols, à Taipei, le 18 mai). | TYRONE SIU / REUTERS

Par Audrey Tang, « hackeuse citoyenne » taïwanaise

Vendredi 20 mai, la nouvelle présidente de Taïwan, Dr Tsai Ing-wen, a officiellement pris ses fonctions. Le premier ministre sortant, Simon Chang, était un ingénieur de Google non affilié à un parti. Son successeur, l’économiste Lin Chuan, est également un indépendant. Les deux hommes se sont mis d’accord sur un transfert transparent du pouvoir, avec publication en ligne des documents des différents ministères.

Comment une île de 23 millions d’habitants est-elle passée de plusieurs décennies de politique bipartisane à une expérience pionnière de démocratie numérique ?

Tout a commencé en mars 2014, lorsque les étudiants réunis au sein du « mouvement des tournesols » ont occupé le Parlement pendant vingt-deux jours. Un traité commercial signé avec Pékin étant alors considéré comme une affaire intérieure, il ne pouvait être débattu au même titre qu’un traité international ; les occupants voulaient organiser leur propre débat sur le sujet. Des centaines d’« hacktivistes » g0v (« gov-zéro ») ont mis en place des systèmes de communication afin de transcrire les discussions, ainsi retransmises à un demi-million de personnes dans la rue et à des millions d’autres en ligne.

Pourquoi y a-t-il à Taïwan un si grand nombre de hackeurs prêts à travailler pour la démocratie ? Je pense que cela est dû au fait que notre génération est la première à s’exprimer librement après quarante ans de dictature de Tchang Kaï-chek. 1988 a vu l’avènement de la liberté de la presse et l’arrivée des ordinateurs personnels. 1996 a été l’année de la première élection présidentielle et de l’éclosion des sites Internet. Internet et la démocratie ont évolué ensemble.

Rendre agréable le processus délibératif

Lorsque nous créons des logiciels libres, nous nous préoccupons toujours de leur impact social. Je suis heureuse de voir que la commission numérique de Nuit debout a adopté plusieurs outils que nous avions mis au point pendant le « mouvement des tournesols ».

A la fin de 2014, de nombreux militants des « tournesols » sont entrés dans les instances locales lors des élections municipales, tandis que l’administration nationale travaillait avec des hackeurs civiques pour réinventer la façon d’élaborer des politiques publiques.

Notre première tâche majeure a concerné Uber. Uber n’est pas seulement une entreprise, c’est l’hôte d’un virus de l’esprit connu sous le nom d’« économie collaborative ». Les gouvernements ne peuvent pas faire grand-chose contre lui ; la Ville de Paris peut bien fermer son bureau local, l’appli n’en continue pas moins de fonctionner. Pour s’y opposer, les chauffeurs de taxi de la ville de Taipei ont encerclé en 2014 le ministère des transports et exigé des négociations. Mais comment négocier avec une épidémie ?

Jaclyn Tsai, ministre des questions relatives au cyberespace, a souhaité une discussion avec l’ensemble des parties concernées. Elle s’est alliée aux hacktivistes g0v afin de mettre sur pied un processus délibératif. La délibération, qui implique une réflexion collective approfondie sur un sujet, est un vaccin efficace contre les virus de l’esprit. Assistés par le système intelligent de conversation développé par Pol.is, une start-up de Seattle, les participants – passagers et chauffeurs, universitaires et fonctionnaires – ont pu discuter et élaborer un consensus ; nous nous sommes ainsi immunisés contre toute future campagne de « communication » d’un lobby ou d’un autre.

Des utopies pour l’action publique

L’Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), chargé de la formation continue des agents de l’administration de l’économie et des finances, organise mercredi 25 mai les 15e Rencontres internationales de la gestion publique à Bercy, sur le thème des « utopies pour l’action publique ».

Au programme, des conférences du sociologue Bruno Latour et des philosophes Michel Serres et Daniel Innerarity, et deux tables rondes :

– « L’Etat face à sa modernité », avec Marc Abélès (EHESS), Isabelle Bruno (Lille-II), Dominique Cardon (Orange Labs), Maja Fjaestad (secrétaire d’Etat auprès de la ministre chargée « du futur »), David Graeber (London School of Economics) ;

– « Des utopies en devenir », avec Frédérique Aït-Touati (EHESS), Laurent Ledoux (ministère belge des transports), Zak Allal (Université de la singularité, Google et NASA), Michel Lallement (CNAM), Audrey Tang (hacktiviste, Taïwan).

Renseignements: www.economie.gouv.fr/igpde-seminaires-conferences/rigp-2016

« Le Monde » publie sur son site Internet plusieurs textes des contributeurs de cette journée.

Les affaires Uber et Airbnb et les lois sur le financement participatif ne sont que le début. Pour les délibérations locales au niveau d’une ville, nous déploierons sous peu des outils de modélisation 3D, de visualisation de données et de réalité virtuelle afin de rassembler les citoyens dans un même espace, effaçant les décalages spatio-temporels. L’objectif est de rendre agréable le fait de participer au processus délibératif – un peu comme regarder et jouer dans un film en IMAX 3D. Nous sommes en train de réinventer la démocratie. (Traduit de l’anglais par Gilles Berton)