« Je m’ennuie à mourir », confie Mélissa (les témoins ont souhaité rester anonymes). Diplômée d’un master en droit banque et assurance, la jeune fille de 28 ans est juriste-conseiller par téléphone pour une compagnie d’assurances. « Les questions sont tellement récurrentes que je suis devenue un robot. Sans perspective d’évolution, je suis totalement démotivée », explique la jeune femme. Résultat, Mélissa déprime : « Je suis à saturation. J’ai des palpitations en voyant l’immeuble de mon entreprise. Quand je rentre chez moi, je n’ai aucune force et je ne fais rien. » Elle souffre d’ennui au travail. Et elle n’est pas la seule.

C’est ce qu’on appelle le bore-out, inspiré du mot « boring » (ennuyeux en anglais). « Etre en bore-out, c’est être à bout, par manque de travail, de motivation ou de défis professionnels », écrit le docteur François Baumann dans Le Bore-out. Quand l’ennui au travail rend malade (Josette Lyon, 2016).

Peter Werder et Philippe Rothlin, deux consultants suisses, ont pour la première fois nommé ce phénomène dans Diagnose Boreout (en allemand, Redline Wirtschaft, 2007). Selon eux, 15 % des salariés seraient touchés. Christian Bourion, professeur à ICN Business School Nancy-Metz et auteur de Le Bore-out syndrom. Quand l’ennui au travail rend fou (Albin Michel), évalue plutôt à 30 % le nombre d’employés atteints. Chiffrer le bore-out est particulièrement difficile car il est tabou.

La honte

« Aujourd’hui, les gens veulent que l’emploi soit source d’épanouissement. Nous éduquons nos enfants comme cela, nous leur faisons faire de longues études. Mais lorsque ces derniers arrivent sur le marché de l’emploi, c’est la grosse désillusion. Résultat : il y a encore plus de souffrance due à l’ennui », ajoute le chercheur.

Si les causes sont différentes du burn-out, un ennui prolongé au travail provoque une souffrance comparable. « Il provoque un sentiment d’inutilité. Une attaque de l’estim e de soi qui peut se transformer assez vite en questionnement de son rôle dans la société », explique Philippe Zawieja, chercheur associé à Mines ParisTech et spécialiste des risques psychosociaux. A la clé, de l’angoisse, a minima de la démotivation et, paradoxalement, une difficulté à s’impliquer dans le peu de tâches à réaliser. Les personnes perdent confiance en elles, culpabilisent, s’isolent. A terme, la dépression guette.

L’inactivité imposée est également source de grande fatigue. « J’étais nerveusement épuisée, je n’arrivais même pas à lire un article en entier, je n’en pouvais plus », confirme Estelle, 28 ans, consultante dans un cabinet de conseil. En CDI depuis trois ans, la jeune femme « ne peut creuser aucune mission, car ce ne serait pas rentable selon mes managers. Du coup, je m’ennuie terriblement ».

Et la honte accompagne souvent fortement l’impression d’inutilité. A tel point que les victimes de bore-out tentent souvent de dissimuler leur inactivité, de jouer la comédie. « L’autre perversité, c’est que finalement on ne peut pas se plaindre d’être payé à ne rien faire, surtout en période de fort chômage », ajoute Lionel, la quarantaine, qui dit avoir été « placardisé » par sa direction du jour au lendemain.

Quatre profils exposés

Pour Jean-Claude Delgènes, directeur général du cabinet Technologia, spécialisé dans les risques au travail, quatre profils de salariés sont très exposés : « Le cadre du privé ou le haut fonctionnaire qui se retrouve sans affectation ; les personnes qui sont surqualifiées par rapport à leur poste ; ceux qui ont été mis au placard ; et ceux qui font un travail intrinsèquement non nourrissant, comme les vigiles par exemple. » Et comme pour le burn-out, le syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui touche des salariés pour qui le travail est central.

Pour certains experts, les jeunes diplômés seraient particulièrement sensibles au bore-out. « Ils rament pour pouvoir s’insérer et ils se raccrochent souvent aux branches avec un boulot par défaut. L’ennui au travail est encore plus dur à vivre quand on est jeune et diplômé », affirme Jean-Claude Delgènes.

Jean Dugas, directeur des ressources humaines de transition, analyse la situation différemment : « Je vois des bac + 2 qui se battent et arrivent à décrocher des postes au-dessus de leur niveau et je vois des bac + 5 qui tombent de haut car ils croyaient que tout leur était dû, alors qu’il y a aussi le quotidien à se coltiner dans tout travail. »

Comment réagir lorsqu’on s’ennuie au travail ? Pour Piérelle Boursaly, du cabinet Psya, spécialisé en prévention et gestion des risques psychosociaux, « il faut d’abord voir si c’est un problème de sous-charge de travail ou une inadéquation entre missions et compétences. Et évidemment en parler à son manager. Il faut aussi s’interroger sur ce qu’on veut faire et le formuler ». Pour cela, un bilan de compétences peut aider, ou la formation continue.

Partir

Autre solution : partir. « L’entreprise n’est pas là pour faire que les gens ne s’ennuient pas, elle est là pour produire un service et une activité, donc si les gens s’ennuient c’est peut-être à eux de se remettre en question », souligne M. Dugas. Pas si évident en période de fort chômage.

De fait, rares sont ceux qui passent le cap. « La situation conduit les gens à s’enkyster dans des jobs qui ne les satisfont pas, ce qui mène à plus de souffrance au travail. Ce phénomène est nouveau sociologiquement, avant vous changiez de poste. Aujourd’hui, nous devons apprendre à vivre malheureux au travail », déplore Philippe Zawieja.

Un constat d’autant plus pessimiste que du côté de l’entreprise, la question du bore-out semble – justement – ne pas en être une. « L’ennui est très peu abordé chez les responsables des ressources humaines », affirme M. Dugas, qui estime que le problème existe peu.

« L’ennui au travail fait un peu souci de riche. L’urgence peut sembler ailleurs : il faut d’abord s’occuper de ceux qui sont submergés », confirme Piérelle Boursaly. La souffrance pourtant peut être la même. Mélissa et Estelle, elles, ont tranché : elles vont quitter leur poste.