Le conseiller du président érythréen, Yemane Gebreab, lors d’une conférence de presse à Genève, le 8 juin. | FABRICE COFFRINI/AFP

L’Erythrée va-t-elle faire l’objet de nouvelles sanctions des Nations unies ? Ses dirigeants seront-ils soumis à une procédure devant la Cour pénale internationale ? Ces questions ont été débattues mardi 21 juin, à Genève, devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Des discussions qui doivent se poursuivre et ont été suscitées par la remise du second rapport de la commission d’enquête des Nations unies sur ce pays qui accuse directement Asmara de commettre depuis vingt-cinq ans des « crimes contre l’humanité » envers son propre peuple. Entretien avec Mike Smith, le président de cette commission d’enquête.

Comment analysez-vous les critiques de plusieurs pays comme la Chine, le Venezuela ou la Biélorussie sur les conclusions de votre rapport ?

Mike Smith Les réponses de ces pays étaient attendues car ils ont une objection de principe pour les enquêtes mandatées par le Conseil des droits de l’homme sur un seul pays. Ils ne se sont pas intéressés à la substance de notre rapport. La question de savoir si la communauté internationale a le droit de se pencher sur la situation interne d’un pays est un sujet de controverse depuis des années au sein des Nations unies et notamment du Conseil des droits de l’homme.

Plusieurs pays européens semblent également pousser pour davantage de coopération avec Asmara, affirmant que la situation s’améliore. Est-ce réellement le cas ?

Dans les conclusions de notre rapport, nous avons clairement dit que nous n’avons pas constaté d’amélioration dans le domaine des droits de l’homme en Erythrée. Nous avons vu que le pays s’est un peu ouvert à la communauté internationale en autorisant certaines visites, comme celle du bureau du haut commissaire des droits de l’homme de l’ONU. Cette délégation a pu visiter une prison, ce qui est un pas important. Des journalistes étrangers ont aussi pu se rendre en Erythrée. Mais cela est assez superficiel et ne s’est pas traduit par une amélioration de la situation des droits de l’homme.

Comment analysez-vous cette position européenne ? Est-elle liée à la crise migratoire et à la volonté de bloquer des migrants avant qu’ils arrivent en Europe ?

Il y a plusieurs approches à cette question. De nombreux pays peuvent tout d’abord légitimement penser qu’en engageant des discussions avec l’Erythrée, quasiment isolée depuis son indépendance il y a vingt-cinq ans, il est possible de pousser ce pays à faire progresser l’Etat de droit. Il est vrai également que de nombreux pays européens font face à un problème avec la multiplication des demandes d’asile, dont un nombre significatif provient d’Erythrée. Ils cherchent des solutions à ce problème et pour cela ils sont prêts à parler avec le gouvernement d’Asmara. Nous l’acceptons, mais nous disons qu’il est très important de reconnaître que ce gouvernement n’a en rien changé sa politique, qui pousse ces gens à quitter leur pays. Et vous ne pouvez conclure un accord pour réduire ce flot de migrants et même en renvoyer certains dans leur pays sans que soit réglée la question des droits de l’homme.

Le pouvoir en place à Asmara, selon vos investigations, tente-t-il toujours de tuer ceux qui essaient de franchir la frontière ?

Nous pensons que le pouvoir n’a jamais mis un terme à sa politique de « tirer pour tuer », mais il semble qu’il ne l’utilise qu’épisodiquement. Cela peut résulter d’initiatives locales ou individuelles avec des commandants militaires ou des soldats qui s’abstiennent de tirer. Mais nous avons entendu, même récemment, que des gens ont été visés par des tirs.

Etant données les positions affichées par différents pays devant le Conseil des droits de l’homme, est-il soit possible qu’une résolution forte soit adoptée ?

Nous savons qu’une négociation difficile est engagée. Cela va au-delà du mandat qui nous a été confié par le Conseil qui est d’enquêter sur les violations des droits de l’homme en Erythrée et de savoir si des crimes contre l’humanité ont été commis. En ce qui nous concerne, nous avons fait notre travail, nous avons présenté notre rapport et les discussions de mardi constituaient en quelque sorte la dernière étape de notre mission. Ce rapport ne nous appartient plus, il est celui des membres du Conseil et c’est à eux de voir ce qu’ils veulent en faire. Bien sûr, nous suivons avec intérêt les discussions à son sujet. Deux projets de résolution ont été mis sur la table. L’un par l’Erythrée qui rejette totalement les conclusions du rapport et l’autre présenté par Djibouti qui fait des propositions pour que ce rapport trouve un prolongement. Evidemment, nous souhaitons que la résolution érythréenne ne soit pas adoptée et que la résolution soit la plus forte possible en retenant nos recommandations, en particulier sur la nécessité pour les auteurs de crimes contre l’humanité de rendre des comptes.

Vous avez constitué une liste de responsables des crimes les plus graves, d’officiels érythréens qui pourraient être poursuivis par la Cour pénale internationale (CPI). Pourquoi ne pas rendre cette liste publique ?

La raison est peut-être très formelle, mais capitale. Nous avons rassemblé énormément d’informations, de témoignages de victimes directes qui nous ont raconté ce qui leur est arrivé, des accusations claires visent certains individus. Mais comme nous n’avons pas eu l’opportunité de croiser ces informations avec les personnes mises en cause, ni l’opportunité de nous rendre en Erythrée pour mener des enquêtes sur place, il est possible que nous indexions des innocents. Les accusations de crimes contre l’humanité sont trop graves pour qu’une institution comme la nôtre puisse ainsi révéler des noms. Nous avons une liste de personnes et nous avons transmis les accusations qui les visent avec des références codées sur les témoins et victimes qui nous ont donné ces informations. Cette liste ne sera publiée que si un tribunal enquête et poursuit ces personnes.

Comment réagissez-vous aux accusations d’Asmara arguant que votre rapport sert de prétexte à l’Ethiopie pour lancer une opération militaire contre l’Erythrée ?

Nous rejetons totalement cette accusation. Nous avons été mandatés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour enquêter en Erythrée. Cette requête, lors de la création de cette commission, a fait l’objet d’une résolution consensuelle adoptée par 47 membres du Conseil. Personne ne s’y est opposé et notre mandat a été renouvelé en 2015, également par consensus. Aucun des trois membres de la commission n’a une quelconque animosité à l’égard de l’Erythrée, mais nous avons été choqués par ce que le peuple érythréen a dû endurer du fait des pratiques d’un groupe de dirigeants dont le but est de contrôler sa population pour se maintenir au pouvoir. Ils ont une vision sur la direction que doit prendre leur pays, mais ce projet exclut un certain nombre de choses qui font un Etat de droit, selon notre acceptation, comme l’existence d’un Parlement, de la liberté de la presse, d’un pouvoir judiciaire indépendant, d’une société civile. Le pays est géré sur la base d’un contrôle par la peur et l’intimidation.

Comment avez-vous mené vos investigations ?

Comme nous n’avons pas été autorisés à visiter l’Erythrée, nous avons dû nous baser sur des entretiens menés à l’extérieur du pays. Nous avons donc décidé de nous focaliser sur les pays où il existe les plus importantes diasporas érythréennes, comme le Soudan et l’Ethiopie mais aussi Djibouti, l’Italie, la Suède, l’Allemagne et les Etats-Unis. Nous avons fait savoir sur notre site internet et à travers des associations d’Erythréens que nous allions visiter tel et tel pays à telle et telle date et que toute personne ayant des informations sur des violations des droits de l’homme pouvait venir nous parler.

Dans un premier temps, nous avons interrogé 550 personnes et reçu environ 150 témoignages écrits. Lors de ces interrogatoires, nous ne demandions pas : « Que pensez-vous de la situation en Erythrée, quelles sont vos solutions ? » Nous avons demandé : « Que vous est-il arrivé ? », « Pourquoi avez-vous quitté votre pays ? ». Cela nous a permis de recueillir des histoires souvent terribles de gens qui aiment leur pays, qui rêvaient d’un avenir meilleur, qui ont été à l’école et se sont soudainement retrouvés incorporés dans le service national, un système arbitraire qui, dans certains cas, est d’une extrême brutalité et ne connaît pas de fin. A travers tous ces témoignages, une image du pays a émergé, du système sur lequel il fonctionne.

Le pouvoir érythréen et ses partisans vous accusent régulièrement d’avoir interrogé des Ethiopiens, des Soudanais ou des Somaliens se faisant passer pour des Erythréens en vue d’obtenir l’asile politique. Que leur répondez-vous ?

C’est une accusation mensongère. Nous croyons que les détails personnels que les gens nous ont donnés laissent clairement penser qu’ils disaient la vérité. Quand vous parlez à ces gens, vous voyez bien que ce ne sont pas des acteurs, des gens entraînés à réciter une histoire. Ces gens sont vrais. Ils sont en colère, profondément choqués. Leur corps parle pour eux et révèle à quel point ils sont traumatisés par les expériences qu’ils ont subies. De plus, la plupart des entretiens ont été conduits en tigrénien, ce qui induirait que vous avez des Somaliens ou des Soudanais très bien entraînés.

Comment protégez-vous l’identité de ces personnes ?

Cette question est cruciale pour nous. Dans les entretiens, il n’y a aucun détail personnel. Ceux-ci sont conservés séparément et sont codés de manière à ce que seuls ceux qui ont conduit les entretiens ou les personnes autorisées soient en mesure de les reconnaître ou de vérifier les informations. Nous reconnaissons qu’en ne donnant pas de noms, en livrant des accusations anonymes, nous nous exposons à la critique, mais étant donné la nature de ce gouvernement et sa capacité à punir les gens qui le critiquent, le risque était trop grand.

L’un des crimes contre l’humanité que nous avons constaté porte sur les représailles, les punitions infligées aux familles de ceux qui s’expriment. Nous acceptons donc que notre crédibilité soit mise en cause pour éviter d’exposer ces gens.

De nombreuses personnes ont-elles refusé de parler ?

Oui. Nous sommes très satisfaits du nombre de ceux qui ont accepté de nous parler mais, en de nombreuses occasions, des gens qui nous avaient contactés pour témoigner se sont rétractés. L’une des raisons à cela est que les lieux où nous conduisions les entretiens en Europe étaient surveillés par des personnes identifiées comme des membres des services de renseignement érythréens. Les gens étaient intimidés par le régime ou par des membres de la diaspora. En Europe, par exemple, une femme d’une trentaine d’années, très forte et fière, que nous avons rencontrée a commencé à nous décrire sa détention et les viols à répétition qu’elle a subis. Elle nous a raconté son expérience sans passion mais des larmes coulaient sur ses joues. A la fin de l’entretien, elle nous a simplement dit : « Je dois trouver un chemin pour m’échapper car il y a des gens qui m’attendent à la sortie. » Nous avons dû la faire sortir par les cuisines de l’hôtel. Cela montre par ailleurs que ces gens ne mentent pas.

Il est très étrange de voir jusqu’à quel point la diaspora est intimidée par le régime d’Asmara et en ce sens nous avons beaucoup d’admiration pour les militants qui osent prendre la parole et répondre au pouvoir.

Le mandat de cette commission d’enquête arrive à son terme. Quelle sera la prochaine étape ?

Présenter notre rapport à l’assemblée générale des Nations unies. Ce sera l’occasion de voir ce que la communauté internationale veut faire de ce rapport.