« Insiang », film philippin de Lino Brocka (1976).Insiang (Hilda Koronel) au 1er plan et Tonya (Mona Lisa)Photos 5/6/7/8/10 – Insiang (Hilda Koronel) | 1976 THE FILM FOUNDATION/THE FILM DEVELOPMENT COUNCIL OF THE PHILIPPINES

La sortie d’une version d’Insiang (1976) restaurée par la Cineteca de Bologne est un événement qui permet enfin aux nouvelles générations de découvrir le travail du grand Lino Brocka, cinéaste essentiel dont l’œuvre est restée indisponible pendant près de trente ans. Lino Brocka, né en 1939, mortellement fauché à 52 ans par une voiture, fut une étoile filante du théâtre et du cinéma philippins, et l’un de leurs principaux héros, en ceci qu’il s’est opposé courageusement, à travers ses œuvres, à la loi martiale de Ferdinand Marcos.

Premier cinéaste de l’archipel à atteindre une envergure internationale par sa présence, dès 1978, au Festival de Cannes (fait d’armes du grand découvreur Pierre Rissient), Brocka était pris d’une fièvre intarissable de création : au terme de vingt ans de carrière, sa filmographie avoisinait les soixante titres (soit en moyenne trois films par an). Il a fait partie d’une génération de rénovateurs du cinéma philippin, ayant su conquérir leur indépendance à l’intérieur d’une économie de genres solidement constituée. Loin de chercher à s’en distinguer, Brocka œuvra selon les codes du cinéma populaire, dont il sut convertir la force émotionnelle en puissant levier de contestation politique.

Tourné en onze jours seulement, dans un geste fou de rage et de détermination, ­Insiang affiche une mise en scène « à l’os »

Insiang, l’un de ses films les plus célèbres, se présente donc comme un mélodrame, dont la structure tragique et les torsions sadiques sont vouées à dénoncer en contrepoint la surpopulation de grandes métropoles comme Manille, où se déroule l’action, et la promiscuité des bidonvilles condamnant leurs habitants à s’entre-dévorer. Le film s’ouvre comme un coup de tonnerre, en plein cœur d’un abattoir où travaille l’un des protagonistes : on assiste, dans un raffut de tous les diables, à l’exécution des porcs, puis au circuit industriel glaçant par lequel transitent leurs carcasses – pendues, ébouillantées, pelées, concassées, etc. L’attaque, particulièrement brutale, fonctionne moins comme une métaphore convenue de la condition des sous-prolétaires (le « système » broyant les pauvres) que comme une façon franche de dessiller le regard du spectateur, de lui signifier par une note stridente que le drame auquel il assiste le concerne bien au-delà des apparences – pas de tiers-mondisme folklorique ici-bas.

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Une figure tragique

Insiang, c’est le prénom de l’héroïne, est une jeune blanchisseuse (inoubliable et merveilleuse Hilda Koronel) qui sillonne le bidonville pour livrer le linge à domicile. On la découvre marchant, beauté étincelante, à travers les ruelles sombres, les baraquements sommaires, la crasse, les amoncellements de détritus où s’amusent les gamins du quartier. Sur son visage, une retenue, une mélancolie insondable. Insiang vit chez sa mère, poissonnière irascible qui veille comme un dragon sur sa virginité, dans un cabanon où s’entasse aussi toute une belle-famille venue de la campagne. La mégère renvoie bientôt ce petit monde, livré au chômage et à l’alcoolisme, pour accueillir son amoureux, Dado, un voyou qui joue les gigolos avec elle, mais se rabat très vite sur la jeune fille. Celle-ci voudrait s’enfuir avec son petit ami, Bebot, garagiste trop désinvolte pour avoir le romantisme de l’enlever et qui n’attend, lui aussi, que le bon moment pour coucher. Tiraillée entre un intérieur et un ­extérieur qui l’emprisonnent tout autant, cernée par le désir féroce d’hommes désœuvrés, Insiang est une figure tragique, c’est-à-dire piégée (elle ne peut littéralement pas sortir), et doit trouver au sein même de la violence qu’on lui fait, des étreintes qui l’emportent, une arme à retourner contre sa condition.

Tourné en onze jours seulement, dans un geste fou de rage et de détermination, ­Insiang affiche une mise en scène « à l’os », qui ne dévie pas d’un poil de l’action ni du sujet, suivant simplement, mais avec une grande assurance, les élans et les stations successives de ses personnages, comme autant de configurations de désir et de ­domination mêlés.

Triangulation perverse

Le film supplante magistralement le misérabilisme par la vigueur de son exploration sociale, rebondissant de personnage en personnage, à travers un portrait proliférant du bidonville, de ses figures, de ses lieux stratégiques (échoppes, cinémas, salles de jeu, etc). A mi-parcours, il se replie sur la triangulation perverse s’établissant entre la mère, sa fille et le « beau-père » qu’elles se partagent, jusqu’à révéler qu’il n’existe là-dedans ni victime ni bourreau, mais un sac de frustrations et de pulsions ingérables, car exténuées par la claustration de l’environnement. Le plus frappant, c’est l’usage que Brocka fait de la couleur, par la vivacité polychrome des vêtements perçant la grisaille des faubourgs, ou la virulence maladive de certains éclairages, témoins d’une profonde fermentation du désir (les dominantes rouge ou glauque dans ces chambres où les hommes profitent d’Insiang). Grande tradition du mélodrame qui veut que la couleur brûle l’écran jusqu’à en déchirer la toile.

En revers immédiat de sa force politique, Insiang se révèle aussi un grand film sur l’écrasement de la beauté, l’impossibilité de son rayonnement dans ces poches de misère qui fleurissent dans les moindres recoins des sociétés malades. Lors d’une fin splendide, dont nous ne dirons rien, le film semble se retourner sur lui-même : les larmes d’Insiang violée se retrouvent soudain dans les yeux de sa mère, et vient rappeler que si l’homme est un loup pour l’homme, c’est encore la femme qui est le plus souvent victime de ses crocs.

INSIANG de Lino Brocka : bande-annonce 2016
Durée : 01:18

Film philippin de Lino Brocka. Avec Hilda Koronel, Mona Lisa, Ruel Vernal, Rez Cortez, Marlon Ramirez (1 h 35). Sur le web : carlottavod.com/insiang