Le clip a été tourné dans une agence de la Société tunisienne de l’électricité et du gaz, la STEG. Une vidéo floue et tremblante d’une dizaine de secondes montrant une rangée de chaises vides et des guichets sans personne derrière. La montre indique 8 h 10. Selon le récit d’une internaute publié après la diffusion de la vidéo sur des réseaux sociaux, il faudra attendre 8 h 30 pour que les agents commencent à servir les usagers.

Les images et les commentaires ont été postés sur un groupe participatif de près de 2 000 membres créé sur Facebook afin de soutenir la campagne Jayinkom ! On passera vous voir. Il s’agit d’une opération lancée lundi 6 juin, en même temps que la période du ramadan, par lassociation de lutte contre la corruption I Watch (« je regarde »). Son objectif est de dénoncer l’absentéisme parmi les fonctionnaires tunisiens.

En plus de contributions citoyennes, « I Watch compte aussi sur ses 129 observateurs », explique Manel Ben Achour, chargé de la campagne, qui coïncide avec l’instauration de la « séance unique », une réduction du temps de travail en rapport avec la saison chaude et le ramadan.

Un fléau difficile à quantifier

L’initiative peut prêter à sourire, mais l’absentéisme est loin d’être anecdotique dans l’administration tunisienne. Difficile cependant d’évaluer les absences « sauvages », celles de fonctionnaires quittant leur poste sans prévenir. Le ministère de la fonction publique, de la gouvernance et de la lutte contre la corruption a recensé uniquement les congés pour maladie de courte ou de longue durée. Chaque année, « 2,7 millions de jours de travail, soit près de 5 % de la masse salariale dans le pays et 2 % du budget de l’Etat » sont « perdus », selon le ministre Kamel Ayadi.

Ces chiffres sont contestables tant la frontière entre les absences « justifiées » et les absences abusives est mince : comment distinguer des certificats médicaux délivrés par copinage, voire vendus, de certificats réellement justifiés ? D’autre part, il n’est pas non plus tenu compte de la pénibilité du travail comme cause potentielle des nombreux congés maladie. Ainsi présentés, ces chiffres laissent croire qu’un fonctionnaire malade est par définition suspect.

Vingt contrôleurs pour plus de 630 000 fonctionnaires

Pour lutter contre l’absentéisme dans les services de l’Etat, le ministère de la fonction publique a lui-même mobilisé vingt contrôleurs anonymes à travers le territoire, pour un pays qui compte plus de 630 000 fonctionnaires.

Ces contrôles sont effectués à 8 heures, midi et à 15 heures, pour s’assurer que les agents arrivent à l’heure, ne quittent pas leur poste et terminent à l’heure légale. « Il y en aura une cinquantaine sur tout le mois de ramadan, explique Faouzi Ezzedine, attaché de presse du ministère. On ne voulait pas se limiter à l’évaluation de la présence des fonctionnaires, mais aussi vérifier la qualité du service. Ainsi, nous avons mobilisé des “équipes de veille citoyenne” qui relèvent la durée d’attente par exemple… »

Le gouvernement vise 500 visites de ce genre. Insuffisant selon l’organisation I Watch. « On s’est réjoui lorsqu’on a appris qu’il allait désormais y avoir des contrôles administratifs, raconte Manel Ben Achour. Mais le bonheur a été de courte durée, car le nombre de contrôleurs s’avère dérisoire. »

Certains salariés du public contestent l’initiative Jayinkom ! d’I Watch. Ils y voient une menace. « Ce n’est pas à une association de remplacer notre direction des ressources humaines. Si réforme il y a, il faut que ça émane de l’intérieur, » assène un inspecteur des finances de Gafsa, dans le Sud-Ouest.

« L’administration est devenue une prison où le fonctionnaire doit être présent de 8 heures à 15 heures. Quid des missions sur le terrain, de la gestion par objectif ? », lance une autre salariée du public ayant requis l’anonymat.

La contre-attaque est surtout menée par le syndicat des anciens de l’Ecole nationale d’administration (ENA). Pour cette organisation, il faut que l’Etat donne les moyens à ses propres structures de contrôle au sein de l’administration et non pas laisser la porte ouverte à la société civile. Pourtant, le texte de loi portant sur l’organisation des associations, actuellement en vigueur, leur accorde le droit « d’évalu [er] le rôle des institutions de l’Etat et de formul [er] des propositions en vue d’améliorer leur rendement ».

Autant d’horaires que d’administrations…

Le manque de communication ajouté à l’incohérence des horaires a été pointé dans le groupe Jayinkom créé sur Facebook avec une affaire qui a fait la « une » des journaux. Vendredi 10 juin, jour de prière, un citoyen avait reproché à la recette des finances de La Marsa, dans la banlieue de Tunis, de n’ouvrir ses portes aux usagers que de 8 heures à 11 heures. Il avait tort. En effet, si une administration finit sa journée à midi, elle doit fermer ses portes au public une heure avant pour traiter les dossiers. Ce service fiscal était également en cohérence avec les horaires spéciaux de ramadan fixés par un arrêté gouvernemental.

Pour un employé de l’administration, membre du groupe, la campagne se trompe de cible. « Ce n’est pas aux fonctionnaires de payer le prix de l’échec des politiques à mettre en place un calendrier et des horaires pertinents », écrit-il.

En réalité, les horaires sont beaucoup plus variés, selon qu’il s’agisse d’une administration en contact avec les citoyens, d’entreprises publiques ou semi-étatiques, ou encore à caractère industriel. A quelle heure telle direction régionale ouvre-t-elle ses portes ? Quand accueille-t-elle les citoyens ? Combien faut-il de temps pour traiter les dossiers ? La confusion règne.

« Nous avons dénombré sept créneaux horaires différents jusqu’à présent, dit I Watch. Il y a un manque flagrant de communication. » L’association a publié un document dénombrant les différentes plages horaires de travail pour chaque type d’administration. Certaines d’entre elles ont même commencé à publier leurs horaires dans les journaux. Peut-être un premier pas vers davantage de transparence.