Yeux de verre sertis dans une plaque de métal servant d’instrument d’étalonnage aux anthropologues. Allemagne, début du XXe siècle. | DR

Il y a tout juste dix ans naissait au bord de la Seine, à Paris, le Musée du quai Branly. Voulu par le président Jacques Chirac, ce musée des « arts premiers » venait s’installer non loin du Musée de l’homme. Et lui prenait, non sans remous, une partie de ses collections : en 2003, près de 300 000 pièces d’ethnographie extra-européenne détenues par le Musée de l’homme étaient transférées quai Branly, pour constituer la collection principale de la nouvelle entité. L’équipe du Musée de l’homme vécut ce transfert comme une dépossession.

Les tensions entre les deux institutions n’étaient pas nouvelles : dès les années 1990, beaucoup de scientifiques du Musée de l’homme dénonçaient l’approche « esthétisante » du projet du Quai Branly. Les objets présentés n’étaient pas, selon eux, suffisamment contextualisés et insérés dans une présentation comparatiste de la diversité culturelle. « Caprice de collectionneur » pour les uns, « régression scientifique » pour les autres, le Musée du quai Branly était accusé de masquer la continuité et la variété de l’histoire humaine pour présenter une altérité absolue, dont la valeur viendrait de son « exotisme ».

A l’heure où le Musée du quai Branly fête ses 10 ans, alors que le Musée de l’homme a été entièrement rénové en 2015, le moment est venu de dépasser ce débat qui avait figé le nouveau musée dans sa position de « musée d’art » et l’ancien dans celle de « musée de science ». Et, puisque ce sont les collections et leur déplacement qui ont, à l’époque, cristallisé les passions, revenons-en aux objets. Que ­montre-t-on dans ces deux musées ? De quoi ces objets sont-ils le nom ? Que veulent-ils transmettre ? Où se situe leur valeur ?

Buste de femme avec avion sur la tête. Afrique, XXe siècle. | Alberto Ricci/Alain Weill

Les deux institutions ont adopté des démarches très différentes. Au Musée de l’homme, les objets jalonnent un parcours où l’on raconte l’histoire de l’humanité : ils sont donc avant tout considérés comme des exemples de la diversité des formes que prend la nature humaine dans le temps et dans les différentes cultures. Le Musée du quai Branly, en revanche, est consacré aux « arts premiers » : la valeur des objets présentés est d’abord esthétique – elle est d’ailleurs reconnue comme telle par la forte augmentation de leur prix sur le marché de l’art.

Fidèle à cette conception, le Musée du quai Branly fait le choix de l’émotion : la mise en scène privilégie une atmosphère mystérieuse. Lieu de « rencontre » avec les objets, il doit permettre, dans sa scénographie, un véritable choc esthétique et assume donc de délivrer peu d’informations les concernant. « Ces informations sont disponibles si les visiteurs veulent en savoir plus, que ce soit sur les supports numériques ou dans le centre de documentation, explique Anne-Christine Taylor, ancienne directrice du département de la recherche du musée. Si vous surchargez un objet d’informations, vous perdez la proximité qu’il a le pouvoir de créer avec le visiteur. »

L’affect et le savant

Certains critiquent cette scénographie qui joue sur les affects : ils lui reprochent d’attribuer aux objets une valeur esthétique nécessairement européocentrée. Le Quai Branly rétorque que c’est un choix lié à la nature rituelle de la plupart des objets présentés. « Comment voulez-vous restituer auprès d’un Européen la valeur rituelle d’un masque sulka ?, demande Philippe Descola, anthropologue et membre du comité d’orientation du Musée du quai Branly. Il n’y a qu’un moyen : faire valoir son étrangeté et son mystère, pour que le visiteur approche le type de sensation que cet objet est censé faire ressentir au cours d’un rituel. »

Pour le Quai Branly, nul problème dans cette requalification d’un objet comme « beau » par l’œil d’un collectionneur européen, au contraire : cette évolution fait, selon lui, partie de son histoire. « Ce regard du collectionneur n’est pas forcément en contradiction avec une certaine tradition chez les anthropologues, estime Frédéric Keck, directeur du département de la recherche du musée. Parmi l’équipe fondatrice du Musée de l’homme, des scientifiques comme Michel Leiris ou Georges Henri Rivière fréquentaient les collectionneurs. » La dimension anthropologique n’est d’ailleurs pas totalement absente. « Les expositions temporaires permettent d’éclairer les objets en fonction de problématiques anthropologiques », explique ­Anne-Christine Taylor. Les objets entrent ainsi dans des problématiques multiples : le corps, l’image, le métissage, le rapport à l’altérité.

A la différence du Musée du quai Branly, le ­Musée de l’homme est une institution chargée d’une « mission civique » d’enseignement depuis sa fondation, en 1937. Là où le Quai Branly joue sur le mystère, l’émotion et la possibilité d’une rencontre entre le visiteur et l’objet, le ­Musée de l’homme présente un discours scientifique sur l’histoire de l’humanité depuis ses origines. Comment ? Lors de sa rénovation, en 2015, le « nouveau » Musée de l’homme, débarrassé de ses allures de capharnaüm par le transfert de ses collections au Quai Branly, s’est posé la question de la nature des objets qu’il expose. Fallait-il montrer les variations de l’humanité dans l’histoire et les cultures du monde à travers une profusion d’objets ou, au contraire, n’en donner que quelques exemples bien choisis ?

Du silex au téléphone portable

La deuxième solution a été retenue – même si certains visiteurs disent en « regretter le côté bric-à-brac », raconte Evelyne Heyer, la commissaire scientifique. Objets utilitaires, peu esthétisés, techniques : contrairement au Quai Branly, le Musée de l’homme montre tout, du silex au téléphone portable, car les objets sont toujours des témoignages anthropologiques. Un choix qui traduit un positionnement scientifique différent de celui du « musée des arts premiers ». « Le Musée du quai Branly part du fait acquis que la nature humaine est culturelle. Nous, nous devons l’expliciter », explique Alain Froment, ­médecin-anthropologue au Musée de l’homme.

L’une des premières vitrines du nouveau parcours démontre cette volonté de raconter la diversité culturelle de l’humanité : consacrée au corps, elle montre, à l’aide de quelques objets, comment les différentes cultures y impriment des valeurs comme la différenciation des sexes. Là où le Quai Branly propose la contemplation d’objets complètement étrangers les uns aux autres, le Musée de l’homme les utilise pour montrer la diversité culturelle d’un destin commun.

Cette démarche n’exclut cependant pas l’émotion. « Il faut susciter l’émerveillement chez les visiteurs pour pouvoir ensuite leur transmettre un discours scientifique », précise Evelyne Heyer. En témoigne le débat sur l’exposition des crânes de Neandertal et de Cro-Magnon. « La question s’est posée de savoir si l’on présentait les originaux ou les répliques, explique Alain Froment. Normalement, des pièces aussi anciennes et précieuses sont rangées dans un coffre-fort : on ne les sort que pour faire des recherches. Mais nous avons voulu que les visiteurs puissent voir les originaux. Quand vous êtes devant le crâne de Cro-Magnon, vous rencontrez votre ancêtre qui vivait il y a 25 000 ans. Ce n’est pas rien. » Si les objets présentés racontent une histoire anthropologique de l’homme, le parcours permanent du musée renferme donc aussi quelques trésors, qui sont là pour leur valeur propre.

Dans le « musée laboratoire » qu’abrite désormais le Musée de l’homme, renouant ainsi avec l’ambition de ses fondateurs avant-guerre, il n’était pas question de faire renaître une présentation figée des disciplines, car elles sont en perpétuelle évolution. Pour éviter cet écueil, la stratégie a consisté à présenter, dans le parcours permanent, la partie la plus stable des connaissances. Ce qui est susceptible d’évoluer est présenté à travers les supports numériques, plus faciles à mettre à jour.