Cette semaine, « Le Monde des livres » s’est passionné pour l’essai très intimiste d’Yves Bonnefoy, l’écriture volontairement enfantine de Martin Page, le formidable récit de Julien Barnes sur les artistes au temps de l’URSS, et l’essai percutant d’Achille Mbembe consacré au « corps nocturne de la démocratie ». Bonne lecture.

ESSAI AUTOBIOGRAPHIQUE. « L’Echarpe rouge », d’Yves Bonnefoy

Avec L’Echarpe rouge, Yves Bonnefoy creuse une brèche dans le passé. L’enjeu de cet essai autobiographique, pour lui, est celui d’une épreuve. Il consiste à entrer dans un texte d’autrefois (une centaine de vers écrits dans une forme libre en 1964) pour, en prose, enquêter sur les images primitives qui s’y trouvent, afin de saisir les sens des mots qui demeurent encore incompris. Si L’Echarpe rouge peut parfois sembler abrupt, ce livre demeure essentiel : il réussit à trouver une jonction entre l’évidence de la vie et son inévitable mystère. Il est rare de trouver dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy des textes aussi intimes qui identifient radicalement l’écriture à la vie. Amaury Da Cunha

Mercure de France

L’Echarpe rouge, d’Yves Bonnefoy. Mercure de France, 272 p., 19 €.

ROMAN. « L’Art de revenir à la vie », de Martin Page

Martin, écrivain, s’installe pour quelques jours dans l’appartement de son ami Joachim. Dans le petit salon trône la dernière œuvre de Joachim, une machine à remonter le temps : « La science nous promet des voyages dans le temps, mais rien ne vient. C’est à l’art de reprendre les choses en main. » La machine ne marche pas, mais l’art est puissant : une fois seul, Martin s’endort dans la sculpture et voyage au pays des rêves. Il croise bientôt un enfant de 12 ans qui n’est autre que lui-même, et qu’il n’aura de cesse de retrouver les nuits suivantes. Martin Page, qui publie aussi des livres pour enfants, travaille surtout à écrire comme un enfant : pour mieux renvoyer les grandes personnes à leurs propres miroirs… Bertrand Leclair

Seuil

L’Art de revenir à la vie, de Martin Page. Seuil, 170 p., 16 €.

ROMAN. « Le Fracas du temps », de Julian Barnes

Le 26 janvier 1936, Dmitri Chostakovitch (1906-1975) est prié d’assister à la représentation de son propre opéra, Lady Macbeth de Mzensk. Cela se passe à Moscou, au Bolchoï. Le camarade Staline est là, avec Molotov et Jdanov. Ils sont dans la loge gouvernementale, qui a le malheur de se situer au-dessus des percussions et des cuivres… Ainsi s’ouvre Le Fracas du temps, où, avec une aisance éblouissante, Julian Barnes se glisse dans la tête du grand musicien soviétique pour retracer trois moments clés de sa tortueuse existence. Le premier suit cette représentation – Staline a jugé que l’opéra était « du fatras en guise de musique », la Pravda publie un éditorial accablant, et Chostakovitch sait que ses jours sont comptés. Le deuxième se passe en 1948 dans l’avion qui le ramène de New York, après l’échec d’un Congrès pour la paix. Et le ­dernier dans les années 1970, après que le musicien, qui a ­adhéré au Parti, est accusé d’avoir lâchement ­ « collaboré ».

Que fallait-il faire ? Telle est la question du roman, qui ne la tranche évidemment pas, mais en éclaire les complexités de ­l’intérieur. Passionnant, le livre montre à quel point, en URSS, les artistes évoluaient sur un fil, leur vie et celles de leurs proches étant constamment en jeu. Lâcheté, renoncements, mais aussi désespoir et désillusion, c’est tout cela que l’on ressent chez Barnes, plus encore qu’on ne le comprend. Cette grande page d’histoire et de psychologie est aussi un plaidoyer magnifique pour la musique. La « grande », mais aussi « celle qui est en nous ». La seule capable, si elle est pure, de « recouvrir le fracas du temps ». Florence Noiville

Mercure de France

Le Fracas du temps (The Noise of Time), de Julian Barnes, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, « Bibliothèque étrangère », 208 p., 19 €.

ESSAI. « Politiques de l’inimitié », d’Achille Mbembe

Ce livre n’est pas le plus facile d’Achille Mbembe, ni immédiatement le plus séduisant, les « hachures de croquis » qui font sa manière, selon les mots de l’auteur lui-même, peuvent perturber le regard de qui ne connaît pas déjà l’œuvre. Il n’en constitue pas moins un intéressant aperçu de l’état de la réflexion du penseur, dont frappe plus que jamais le sombre prophétisme.

Mbembe scrute, dans Politiques de l’inimitié, le « corps nocturne de la ­démocratie », qu’il voit partout se répandre, sur tous les continents, dans ses formes les plus dangereuses, ses traits les plus noirs, ceux qu’avait révélés déjà le système colonial : principe d’égalité battu en brèche, frontières et enclos érigés, racisme et expulsions, prédations… A contempler le monde d’aujourd’hui, la guerre menée contre l’Autre – dehors et à l’intérieur du territoire – semble en effet devenue le « pharmakon » de notre époque, sa solution et son poison. Telle quelle, elle nous ­conduit tout droit à la « sortie de la démocratie », démocratie que l’on détruit, souligne le philosophe, sous prétexte de la sauver (suspension des droits, des libertés, des Constitutions…).

Cette logique de « l’inimitié », Mbembe veut la faire surgir et l’exhiber dans toute sa monstruosité, nous la mettre sous les yeux. Il ­entend la démasquer, en somme, empruntant à Frantz ­Fanon son cheminement entre les paradoxes de la violence. Au terme de ce bref ­essai, percutant, c’est de l’aveu de « l’extrême fragilité de tous » quil est question. De tous et du Tout, « à commencer par l’idée du “Tout-Monde”, dont Edouard ­Glissant, récemment, s’était fait le poète ». Julie Clarini

Politiques de l’inimitié, d’Achille Mbembe, La Découverte, 184 p., 16 €.