Le Kyoto International Exhibition Hall (Miyakomesse) est situé en plein cœur de Kyoto. | Victor Moisan / Le Monde

Dans les allées, des piliers de l’industrie flânent incognito, comme Hidetaka Miyazaki (Dark Souls) ou Eiji Aonuma (The Legend of Zelda). Sous les projecteurs, des intervenants de marque tels que Hironobu Sakaguchi (Final Fantasy), depuis passés indépendants, parlent de leur expérience devant un parterre de jeunes Japonais attentifs.

Pour la quatrième année, le jeu vidéo indépendant a investi l’espace du Kyoto International Exhibition Hall (Miyakomesse), situé en plein cœur de Kyoto, non loin du sanctuaire Heian et de son imposant portique vermillon. Le temps d’un week-end, les samedi 9 et dimanche 10 juillet, développeurs locaux et étrangers, vétérans ou anonymes, ont échangé avec le public, dans une ambiance éclectique et – fait rare au Japon – hautement internationale. C’est le signe d’une reconnaissance tardive pour cette communauté longtemps ignorée.

Un artisanat de longue date

Au Japon, le jeu indépendant existe depuis des lustres sous l’étiquette dōjin, un noyau de fans qui œuvrent à l’intérieur de cercles amateurs participant d’un marché cloisonné mais prolifique. A la différence de l’« indé » occidental, qui cherche à vivre de son travail et vendre son image, le dōjin est un parfait travailleur du dimanche. « Après avoir étudié les sciences physiques à Tokyo, j’ai été embauché comme programmeur dans une grande entreprise et je me suis mis à créer des jeux sur mon temps libre », explique Shin Hirota, passionné d’histoire, venu présenter Principia, un titre qui propose de suivre la destinée des grands scientifiques du XVIIe siècle à travers une course rigoureuse aux inventions.

Au Japon, le mouvement indé n’a pas connu la même dynamique qu’en Occident. | Victor Moisan / Le Monde

Les développeurs dōjin se distinguent généralement par les piles de CD gravés qui ornent leurs stands, là où la majorité de l’industrie passe désormais par le tout dématérialisé pour diffuser sa production. C’est le cas de Nusso, qui a réalisé, en marge de ses études, l’étonnant Ace of Seafood, simulation de vie aquatique où les maquereaux et autres homards tirent des rayons laser.

Malgré tout, sur l’archipel, le mouvement indé n’a pas connu la même dynamique qu’en Occident, où des titres comme Braid (2008), Flower (2009) ou Limbo (2010) ont suscité un engouement public il y a déjà quelques années, entraînant une poussée de studios et d’auteurs dans leur sillon. Mais la situation est en train de changer.

Un mouvement mondial né à Kyoto

Depuis ses débuts, le festival BitSummit s’efforce de créer de l’émulation en faisant venir des étrangers ayant contribué au succès du jeu vidéo indépendant ailleurs. On oublie, parfois, que le jeu indé moderne est né en 2004 à Kyoto. L’Américain Thomas Happ, qui a conçu tout seul Axiom Verge, tient à cet héritage. « Ma principale inspiration vient de Daisuke Amaya, qui vit ici et a réalisé Cave Story au début des années 2000, en travaillant sur son temps libre pendant cinq ans. Je me suis fixé les mêmes objectifs », raconte-t-il avec nostalgie.

Nintendo tente tardivement de se positionner sur la scène indé. | Victor Moisan / Le Monde

Le fait que les indés du Japon aient choisi Kyoto comme fief plutôt que la capitale ne doit d’ailleurs rien au hasard : s’y trouvent trois studios indépendants majeurs, tous nés sous l’impulsion d’expatriés, qui ont attiré une communauté croissante de programmeurs, graphistes et concepteurs étrangers souhaitant reproduire la camaraderie créative des cercles indépendants occidentaux.

Cette année, pour la première fois, même Nintendo – géant de Kyoto par excellence – participait à l’événement. Son stand accueillait les visiteurs et permettait de s’essayer à des titres issus de la scène indé japonaise, portés sur consoles 3DS ou Wii U. La firme au plombier moustachu tente tardivement de se positionner sur cette scène. « Lors d’un événement à Akihabara, mon jeu s’est fait repérer par Nintendo qui a décidé de le porter sur Wii U. Ils m’apportent de la visibilité et j’ai pu échanger par mail avec leurs développeurs pour avoir des conseils », confie Nusso.

La tentation du conformisme

Le mouvement reste toutefois fragile dans un pays très structuré par la culture de l’entreprise. A Kyoto, importante ville universitaire où les campus ont leurs cercles de développeurs, il reste impensable pour de nombreux étudiants d’envisager de créer leur propre studio une fois leur diplôme obtenu. Yukina Watanabe, jeune femme de l’université de Ritsumeikan, avoue :

« Depuis dix ans, la facilité accrue des outils de conception et le soutien de certains développeurs locaux ont permis au cercle de grossir. Mais il n’y a pas de suite : après leurs études, les membres rejoignent généralement des grandes compagnies d’applications mobiles. Quand on quitte le cercle, on passe à autre chose. »

Au Japon, où le conformisme est une règle professionnelle et l’esprit d’initiative peu encouragé, les expatriés sont surreprésentés chez les développeurs indépendants. Parti suivre sa femme à Sapporo, il y a trois ans, le Français Julien Ribassin (Illumine) parle de son isolement :

« Hormis la présence de quelques entreprises de smartphone, le jeu indépendant n’y existe pas. Je suis tout seul et j’échange essentiellement avec la communauté américaine par Internet. »

Très représentée sur le salon, la scène indé coréenne est également en effervescence | Victor Moisan / Le Monde

Plus professionnelle, l’équipe de Friend and Foe est quant à elle entièrement composée d’Occidentaux, installés à Tokyo depuis plusieurs années. Outre l’attachement des huit membres à la vie japonaise, ce sont les interactions locales qui leur donnent envie de poursuivre l’aventure sur l’archipel. « Nous avons des liens avec des vétérans comme Yu Suzuki (Shenmue) ou Tomonobu Itagaki (Dead or Alive), explique Matt Smith. Venant de la tradition des grands studios, ils sont méthodiques et carrés. Il faut sans cesse leur rappeler qu’en tant qu’indépendants, on ne peut pas faire les choses comme eux ! »

Très représentée sur le salon, la scène indé coréenne est également en effervescence. « C’est encore difficile, à cause des régulations locales qui imposent d’être une entreprise pour pouvoir vendre ses jeux », explique Somi, jeune développeur solitaire de Busan. Mais, pour la Corée du Sud, ces échanges de plus en plus réguliers avec les pays voisins sont en train de porter leurs fruits. « Nous essayons de construire une grande communauté asiatique », annonce fièrement Sun Park, du studio séoulite Turtle Cream.

Ces créateurs qui osent

Se situer hors des conventions, c’est le luxe de l’indépendance. Certaines entreprises japonaises, pérennes mais audacieuses, veulent, elles aussi, faire un tour de ce côté-là. Ainsi, Thunderbolt Interactive, spécialisée dans le mobile, a lancé un label baptisé « Sidekick » pour financer des projets plus singuliers, comme le jeu tactique Kaijin. Takeshi Yasuda raconte :

« J’ai commencé ma carrière auprès de Nintendo puis dans le pachinko [une sorte de flipper], qui est un énorme marché national. Avec plusieurs collègues, nous avons voulu sortir du Japon, toucher d’autres publics, car le jeu vidéo japonais était trop uniforme. En marge d’applications grand public, nous avons donc conçu ce label qui possède un esprit très face B. »

Cet exemple n’est qu’une proposition d’avenir parmi tant d’autres faites par le jeu indépendant à BitSummit 2016, avec toujours un même maître mot : oser.

Pour accroître les troupes, on compte aussi sur certaines success stories | Victor Moisan / Le Monde

Sur la grande scène du salon, le producteur Atsushi Inaba de Platinum Games, l’un des plus importants studios indépendants du pays, martèle sa politique : « L’alternative indépendante permet de casser le modèle corporatif en donnant aux créateurs tous les droits sur leurs propres licences. » Les développeurs stars sont d’ailleurs nombreux à s’affranchir des grands studios. Parmi ceux-là, on croise la silhouette de cow-boy de Koji Igarashi, jadis producteur de la série Castlevania, dont la campagne de financement participatif pour Bloodstained a battu des records l’an dernier.

Bien que peu risquées et assez peu originales en substance, ces échappées de grands noms du jeu vidéo japonais servent avant tout à montrer l’exemple, inciter les anonymes à se lancer dans l’aventure indé. Pour accroître les troupes, on compte aussi sur certaines success stories, comme celle d’Ojiro Fumoto et de son jeu Downwell, repéré par l’éditeur texan Devolver Digital qui en a fait l’une des belles réussites indés de 2015.

Sur smartphone, le marketing est indispensable... et très coûteux pour un studio indépendant. | Victor Moisan / Le Monde

Cependant, la rentabilité n’est pas garantie, comme le montre Mr. Rockets, jeu de réflexion sur le pouce conçu par une équipe de deux amateurs qui font des jeux pendant la journée et tiennent un bar à Shinjuku la nuit. Sur smartphone, le marketing est indispensable… et très coûteux pour un studio indépendant.

Des sociétés locales sont apparues ces dernières années pour porter le jeu dōjin, souvent circonscrit à sa communauté de niche, aux yeux du grand public international. Ainsi, la plateforme numérique Playism, basée à Osaka, (qui soutient justement Principia) édite bon nombre de ces titres, proposant des services de communication et de localisation. Avec un objectif : établir un trait d’union entre la production japonaise et les publics occidentaux.

Playism tente d’établir un trait d’union entre la production japonaise et les publics occidentaux. | Victor Moisan / Le Monde

Victor Moisan