Derrière la façade dégradée de la fonderie Gillet, 27 salariés sur les 41 en poste lors de la liquidation ont remonté leur entreprise en SCOP. | Solène L'Hénoret/Le Monde

L’enseigne qui orne l’entrée du bâtiment a perdu son « i », marquant un peu plus le poids des années sur la fonderie Gillet. Pourtant, cette façade dégradée ne laisse pas présager l’énergie qui se déploie à l’intérieur. Joe le taxi en vague fond sonore, les salariés vont et viennent d’un atelier à l’autre dans le brouhaha incessant provoqué par la mouleuse 716, élément central de la fonderie qui permet la fabrication des moules depuis près de trente ans. De la chaîne de coulée à la noyauteuse, en passant par le décochage ou l’ébarbage, l’équipe ne musarde pas depuis qu’elle a repris la fonderie Gillet en société coopérative et participative (SCOP) en novembre 2014. « En un an et demi, on a fait ce qu’ils n’ont pas fait en trente ans. Et on s’y tient. On essaye », martèle Boris Boissière, nommé directeur général depuis la rentrée 2015.

S’ils n’avaient jamais été gestionnaires d’une entreprise avant de démarrer cette aventure, les plus anciens salariés de la fonderie ont l’avantage d’avoir été spectateurs de son déclin. Ils ont pu comprendre ses faiblesses et éviter les pièges. Installée à Albi (Tarn) depuis 1687, l’entreprise Gillet a effectivement connu au début des années 2000 plusieurs dépôts de bilan, puis son rachat par le groupe Sobral en 2008. Après avoir généré des pertes allant jusqu’à 1,2 million d’euros, la fonderie a été mise en liquidation le 22 juillet 2014, pour une reprise le 15 septembre.

Management trop laxiste, politique des prix trop faibles, investissements quasi inexistants pendant vingt ans, mauvais choix de production, les raisons de ces échecs sont multiples, selon les salariés de la nouvelle fonderie Gillet Industries. Une de leurs priorités a donc été de développer en interne la conception numérique de la totalité de leurs modèles dans le but de réduire la part de 40 % de rebuts. Si un moule provoque trop de rebuts, il peut être ainsi rapidement corrigé.

Guerriers

« On maîtrise maintenant notre pièce et notre réseau de coulée, explique M. Boissière. Aujourd’hui, on a 7 à 8 % de rebuts. C’est-à-dire qu’on ne passe plus 30 % de notre temps à refaire des pièces. » La fonderie, qui a la particularité de réaliser des pièces en aluminium et en alliage type bronze et cuproaluminium, assure l’usinage et fournit un produit fini. Et, depuis un an, l’entreprise travaille avec plusieurs nouveaux clients, comme Vinci ou SNCF, pour qui elle produit des pièces d’usures ou de rechanges.

Depuis un an, l’entreprise travaille avec plusieurs nouveaux clients, comme Vinci ou SNCF, pour qui elle produit des pièces d’usures ou de rechanges. | Solène L'Hénoret/Le Monde

Avant d’en arriver là, les salariés ont bataillé, notamment lorsqu’ils hésitaient à reprendre la société en SCOP. « Le temps du relais a été très perturbé, raconte Jérémie Delrieu, magasinier. On n’était pas sûrs d’y arriver, on se demandait : “Puisque ça ne marchait pas avant, pourquoi ça marcherait maintenant ?” » Soutenus par Jean-Jacques Savenier, l’administrateur judiciaire désigné par le tribunal de commerce, une trentaine de salariés ont finalement décidé de se lancer dans l’aventure et de reprendre en SCOP l’entreprise historique sur l’Albigeois. « Maître Savenier a vu qu’il y avait du potentiel : on a des clients, le savoir-faire, il y a vraiment une âme dans cette entreprise », raconte le nouveau président de la fonderie, Nicolas Pomarède, salarié chez Gillet depuis vingt-huit ans.

Durant l’été 2014, le délégué régional des SCOP Cyrille Rocher les a aidés à monter le dossier. « M. Rocher cherche des guerriers, parce que souvent, quand on reprend une entreprise à la barre du tribunal, c’est compliqué. Et pas pendant deux jours. C’est compliqué pendant un an, voire deux. Il faut se battre tous les jours, et c’est ce qu’on a fait », souligne M. Boissière. Entre leur ARCE (aide à la reprise et création d’entreprise) et un prêt personnel de 5 000 euros chacun à rembourser sur quatre ans, les sociétaires ont apporté 400 000 euros de liquidités. Si l’ARCE versée par Pôle emploi a sérieusement participé à constituer le capital de l’entreprise, c’est le prêt personnel qui matérialise à leurs yeux leur implication. « Tous les mois, sur ta fiche de paie, tu as 104 euros en moins, tu fais partie de l’entreprise, c’est ton entreprise, tu es associé », souligne M. Boissière.

Démission

Le 18 novembre 2014, par décision du tribunal de commerce, la société est reprise en SCOP par 27 salariés, sur les 41 encore en poste lors de la liquidation. Sur la quinzaine qui a quitté la fonderie, quelques-uns étaient proches de la retraite, mais beaucoup n’ont pas encore retrouvé de travail. « Le premier jour, on est arrivés, on était 20 plumés là-dedans. C’était vide. Tout était arrêté. On s’est dit : Mais on fait quoi ? Qui fait le béton ? Qui fait quoi ? De toute façon, les clients n’avaient pas arrêté de commander, donc il fallait produire », se souvient M. Pomarède, anciennement responsable de la maintenance. Face à l’ampleur du travail, ils décident alors de s’atteler à la production et de laisser la direction à un salarié embauché pour l’occasion à l’extérieur. « Il y avait tellement de problèmes techniques à la fonderie qu’il fallait y passer énormément de temps, explique M. Boissière. Comme tout était désorganisé au début, il fallait quelqu’un pour remonter un peu les choses. »

Jacques Bernardi, qui s’était positionné au moment de la liquidation pour racheter la fonderie, a accepté le poste de PDG. « Mais M. Bernadi venait de l’aéronautique, il était très loin du monde de la fonderie », précise M. Boissière. Sept mois après sa nomination, la collaboration tourne court. « Les trois administrateurs ont fait front contre moi, raconte M. Bernardi. Un jour, ils sont rentrés dans mon bureau et m’ont mis dehors. » Finalement, le PDG donne sa démission et attaque dans la foulée l’équipe pour licenciement abusif, en demandant 150 000 euros. En mai, le conseil de prud’hommes d’Albi s’est déclaré incompétent à statuer sur cette affaire et a renvoyé les parties à mieux se pourvoir devant la commission d’arbitrage des SCOP. L’avis de cette commission, qui concilie, instruit et résout les litiges renvoyés devant elle par les tribunaux ordinaires ou arbitraux, devrait former jurisprudence et s’imposer à tous les membres.

Pudeur

La démission de M. Bernardi a poussé MM. Boissière et Pomarède à prendre en charge la direction de l’entreprise. Le délégué régional des SCOP a largement participé à ce nouveau virage. « Il a fallu rassurer les salariés, les coacher, leur expliquer comment reprendre le poste de PDG et, surtout, gérer la pudeur de l’ouvrier, témoigne M. Rocher. Leur faire comprendre qu’ils étaient capables de reprendre ce poste. » Si la mission principale des deux sociétaires a été de remonter l’entreprise, ils ont également dépensé beaucoup d’énergie à s’assurer du maintien de l’esprit de solidarité au sein de l’équipe. « Socialement, ça a été très dur pour que les gens s’accrochent. On a passé deux mois sans argent. Et là, on ne parle pas d’aller aux sports d’hiver, on parle de manger », pointe M. Pomarède.

Au moment du passage en SCOP, lorsqu’une quinzaine de salariés ont préféré ne pas se lancer dans ce nouveau projet, la fonderie a perdu leur savoir-faire. Mais certains d’entre eux acceptent de revenir un à deux jours par semaine pour former les jeunes. « Ça vaut toutes les formations du monde », reconnaît M. Boissière. Pour compenser cette baisse d’effectif, l’équipe de la fonderie joue sur la polyvalence. « Je suis magasinier, mais, en ce moment, je remplace quelqu’un de malade à la noyauteuse, raconte M. Delrieu. J’ai aussi fait une formation pour faire un peu de soudure de temps en temps. »

Hiérarchie

Mais la polyvalence se limite aux ateliers, et les dirigeants nommés par les salariés ont décidé de garder une hiérarchie pyramidale. « Certains ont été déçus par ce fonctionnement, mais on leur a expliqué que c’était chacun son rôle. Il y a un encadrement qui prend les décisions pour donner la direction à l’entreprise », explique M. Boissière. Depuis vingt ans chez Gillet, Pascal Bud reconnaît volontiers que tout le monde s’investit « parce qu’on veut que la boîte tourne, mais on ne décide de rien. Nous, on fait notre boulot et c’est tout, on est une entreprise comme les autres ». Et pour le moment, les salariés ne voient pas le fruit de leurs efforts car, pendant cinq ans, les bénéfices sont réinjectés dans les investissements.

Ainsi en 2016, ils prévoient de renouveler le matériel d’usinage et de fonderie à hauteur de 600 000 euros dans le but d’augmenter leur productivité en attirant de nouveaux clients. Fin 2015, le capital variable de l’entreprise était de 237 000 euros et les bénéfices nets de 95 000 euros, grâce notamment à une commande de stèles du Tour de France. Fin avril 2016, le capital variable était de 330 000 euros. « Il y a longtemps que je n’avais pas vu la fonderie tourner comme ça, se réjouit M. Pomarède. Franchement, ça me fait drôle. »