Le marqueur noir crisse sur le sac mortuaire. « Deux femmes, moins de 25 ans », « 5 femmes, moins de 30 ans »… La liste est longue de celles qui ne verront jamais l’Europe. Sur le pont avant de l’Aquarius, Erna Rijnierse, le docteur de Médecins sans Frontières (MSF), remplit son devoir. C’est elle qui a constaté les décès ; elle qui s’occupe un à un des corps des 21 femmes et de l’homme morts au fond d’un canot qui voguait vers l’Europe. Ces filles s’appelaient Mama, Blexi, Paulina, Younis ou Daxi. Elles n’avaient pas 30 ans et leur voyage a pris fin ce 20 juillet.

Après avoir recueilli les 209 vivants répartis sur deux canots pneumatiques, les sauveteurs de l’association humanitaire SOS Méditerranée, aidés de l’équipage de l’Aquarius ont donc extrait un à un les cadavres baignant dans 40 centimètres d’un mélange d’eau et d’essence, pour les rapatrier dans la chambre mortuaire du bateau.

Récupération du canot et de ses cadavres pour l'amarrer à l'« Aquarius » et rapatrier les corps. | Maryline Baumard

Eric, un jeune Nigérian de 34 ans, ignore ce qui se passe à l’avant du bateau. Lui ne voit plus rien autour de lui. Sur le pont arrière de l’Aquarius, il reste prostré, des larmes silencieuses plein les yeux. Cet électricien de Bénin City, au sud du Niger, voulait offrir une nouvelle vie pleine de rêve à Daxi, son épouse. La Libye n’avait pas été facile pour cet électricien et son épouse, mais jamais il n’aurait cru que la Méditerranée serait aussi impitoyable. Pourtant, ses espoirs se sont brisés dans un canot, aux premières lueurs du jour. « Je ne peux pas y croire… Je ne sais même pas comment elle est morte. Je n’étais pas à côté d’elle. Je n’ai rien vu. Elle n’avait que 28 ans », susurre-t-il, recroquevillé, comme prêt lui aussi à disparaître sous terre, tant il culpabilise d’être encore vivant. Sans elle.

Ce même sentiment plane sur tout l’Aquarius, ce bateau affrété par SOS Méditerranée pour assurer le secours des migrants au large de la Libye. Dans la clinique d’Angelina Perri, la sage-femme, les larmes coulent sans fin, parce qu’il est enfin possible à ces femmes de pleurer. Regroupées par deux ou trois, elles partagent le malheur d’une voisine, d’une amie, se serrent dans les bras, pour se sentir en vie.

Nuit infernale

Le groupe des jeunes Nigérianes est particulièrement touché. Aucune ne sait combien d’entre elles manquent à l’appel. Elles espéraient encore, mercredi soir, que certaines absentes étaient montées sur un autre canot au départ de la plage libyenne. « J’ai vu certains visages baignant dans l’eau du canot, mais pour d’autres, je ne sais plus vraiment si je les ai vus mortes ou pas ; si elles étaient avec nous ou si on a été séparées sur la plage », confie Ellen.

Avec ses voisines, Jude et Ella, la vingtaine aussi, elles fixent la peinture blanche du mur dans cet espace refuge qui leur est réservé sur l’Aquarius. Même si cette uniformité ne répond pas à leur infinie tristesse, toutes trois la préfèrent à la vue d’un vivant. Avec la sœur d’une des défuntes, Jude refait doucement l’histoire de la montée dans le canot. En tapant nerveusement du poing, elle rappelle qu’elle voulait s’asseoir à côté de son amie aujourd’hui morte, mais qu’elle a été poussée plus loin.

Les militaires italiens, arrivés avant l'« Aquarius », viennent prévenir que l'un des canots compte des cadavres. | Maryline Baumard

Dans les canots, les femmes sont toujours installées au milieu, alors que les hommes sont sur les bords extérieurs. Cet espace central, sans doute censé les protéger, fait en fait d’elles les premières victimes des étouffements et des brûlures causées par le mélange d’essence et d’eau de mer. C’est sur leur peau que se déversent d’abord les jerricanes de réserve de carburant. C’est elles qui sont piétinées en cas de mouvements et noyées en cas de montées d’avanie. Surtout si l’essence leur a tourné la tête ou les a rendues semi-conscientes.

« J’ai tiré trois filles par les épaules qui étaient près de moi et allaient se noyer dans le mélange toxique. Pour les autres, je n’ai rien pu faire »
Ousmane, 30 ans, originaire du Burkina Faso

Sur le pont arrière, lundi soir, à l’heure où le soleil se couche, l’odeur d’essence restait prégnante malgré le passage à la douche et les changements de vêtements d’une bonne centaine de personnes. En attendant son tour pour le lavage, Ousmane, 30 ans, originaire du Burkina Faso, se remémorait cette nuit infernale. « J’ai tiré trois filles par les épaules qui étaient près de moi et allaient se noyer dans le mélange toxique. Pour les autres, je n’ai rien pu faire », s’en veut-il. Yacoub, 20 ans, son ami, a aussi offert ses bras et un peu de sa place à une femme en train de sombrer… « Mais il était tellement difficile de bouger qu’on ne voyait même pas les gens en train de mourir », se rappelle-t-il.

A l'heure où l'« Aquarius » s'apprêtait à repartir, le centre de Rome lui demande de gérer la prise en charge de deux canots de migrants | Maryline Baumard

« La peur de mourir a transformé chacun de nous en un guerrier »

En fait, leur voyage avait commencé sans encombre. Il était aux environs de minuit quand leur canot a pris la mer, en même temps que d’autres embarcations. La pleine lune et la houle légère ont permis un début de voyage « normal ».

C’est vers 4 heures du matin, ou cinq heures – ils ne savent plus trop –, que la panique s’est installée à bord de leur embarcation.

« Notre bateau était percé dessous, l’eau a commencé à monter, le plancher s’est relevé, alors les gens ont paniqué. Ils ont commencé à essayer de bouger mais c’était impossible, vu le nombre de personnes présentes. Il y a eu un vent de panique et comme on était très serrés, des filles, qui étaient assises au milieu se sont trouvées prisonnières et ont été écrasées ou noyées dans l’eau mélangée à beaucoup d’essence renversée », raconte Ousmane.

« A l’embarquement, deux d’entre elles étaient déjà très faibles. Elles ont été amenées là, mais toussaient tellement qu’elles n’ont pas supporté les premières vapeurs d’essence », complète Yacoub. Le jeune homme aimerait bien trouver des explications logiques à la mort de ces jeunes femmes. Dans le fond, il sait sûrement, comme le rappelle Ousmane, que « cette nuit, la peur de mourir a transformé chacun de nous en un guerrier qui lutte pour sa survie. Les gens hurlaient, priaient et tous ne pensaient qu’à sauver leur peau », insiste-t-il, l’œil sur l’horizon, comme pour voir plus loin que cette tragédie.

Un appel de détresse pour 200 migrants

Ce 20 juillet, la mort s’est invitée sur l’Aquarius alors que le navire devait quitter sa zone de recherche, à 10 heures, pour rentrer vers un port sicilien, après trois semaines de patrouilles au nord de Tripoli. Dix minutes après que le capitaine eut annoncé au centre de contrôle maritime de Rome qu’il désertait sa zone de recherche, pour changer une partie de l’équipage et se ravitailler, le centre opérationnel lui a demandé de se charger d’un appel de détresse « concernant quelque 200 migrants ». Il s’agissait des deux canots pneumatiques qui naviguaient de concert. L’un déjà transformé en cercueil flottant à cette heure-là ; l’autre, ne transportant que des vivants, à transborder au plus vite.

Le capitaine de l’Aquarius, Alexander Moroz, s’est immédiatement dirigé vers la zone concernée, en même temps qu’un navire de la marine italienne, plus rapide. « Les militaires sont venus près de nous, ont constaté qu’il y avait des morts et emmené une femme qui respirait encore pour l’évacuer par hélicoptère vers un hôpital », raconte Ousmane, le jeune Burkinabé. En attendant l’arrivée de l’Aquarius, les soldats ont ensuite maintenu le lien avec les deux canots et distribué des gilets de sauvetage aux survivants.

Tragique, ce dernier sauvetage des 18 jours de présence du « Monde » à bord de ce navire financé par les dons du public, résume à lui seul le malheur qui se joue au quotidien sur la Mer Méditerranée.

A 13 h 25, les premiers rescapés montaient l’échelle de l’Aquarius, titubant. Certains se sont écroulés sur le pont quand d’autres, totalement intoxiqués, tenaient des propos incohérents. La file devant les trois douches du pont s’est vite allongée, tant le fuel imprégnait les vêtements de ces exilés venus majoritairement du Nigeria (83), du Ghana (14), de Guinée Conakry (62), Côte d’Ivoire (13), Mali (13). La plupart n’avaient pas mangé ni bu depuis longtemps, ce qui ajoutait encore à leur état de faiblesse, et donc à leur malaise.

Deux heures plus tard, l’équipage de l’Aquarius et l’équipe des sauveteurs ont rapatrié les cadavres ; opération qui a pris fin à 18 heures, avant que les coups de couteau finaux ne soient donnés aux deux canots. Tragique, ce dernier sauvetage des 18 jours de présence du Monde à bord de ce navire financé par les dons du public, résume à lui seul le malheur qui se joue au quotidien sur la Mer Méditerranée.