Quatre semaines après avoir justifié, dans le cadre de l’affaire Cahuzac, la possibilité de traîner en justice pour fraude fiscale une personne déjà sanctionnée pour les mêmes faits par l’administration, le Conseil constitutionnel a déclaré vendredi 22 juillet conforme à la Constitution le « verrou de Bercy ». Cette particularité de la procédure de lutte contre les infractions fiscales est confortée. Elle est notamment utilisée pour convaincre les exilés fiscaux de rapatrier leurs avoirs cachés à l’étranger et de payer les pénalités en échange d’une promesse tacite d’absence de poursuite pénale.

La loi en matière de répression des infractions pénales confie au procureur de la République la responsabilité de juger de l’opportunité des poursuites. En matière fiscale, en revanche, c’est le ministre du budget qui a l’initiative. Il transmet au parquet, après avoir sollicité l’avis de la Commission des infractions fiscales (CIF), les dossiers qu’il souhaite voir poursuivis. Ni la CIF ni le parquet n’ont la possibilité de connaître les cas de fraude que Bercy choisit de ne pas poursuivre en justice. D’où le nom de « verrou de Bercy ».

L’administration fiscale procède à 40 000 redressements en moyenne chaque année, dont les trois quarts avec des majorations autres que de retard. Quelque 15 000 sont mêmes assortis de pénalités (de 40 % ou 80 %) « pour mauvaise foi ou manœuvre frauduleuse ». Le nombre de poursuites pénales pour fraude reste, lui, remarquablement stable autour de 1 000 par an depuis l’instauration de ce mécanisme en 1977. Ce qui a fait dire à Eric Planchat, l’avocat du particulier à l’origine de la saisine du Conseil constitutionnel, que « plus de 90 % des cas de fraudes constatés par l’administration fiscale échappent à l’appréciation du ministère public ».

Rupture d’égalité

Son client, condamné à deux ans de prison avec sursis pour fraude à la TVA, posait une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) devant l’institution présidée par Laurent Fabius, en estimant que le verrou de Bercy est « contraire au principe d’indépendance de l’autorité judiciaire et au principe de séparation des pouvoirs ». Intervenant volontaire au nom de pharmaciens, Rodolphe Mossé a dénoncé à l’audience du 5 juillet une rupture d’égalité devant la loi, évoquant notamment « des pressions non écrites pour forcer à accepter un redressement ». Selon l’avocat, « le pharmacien qui conteste au fond un redressement sera systématiquement poursuivi au pénal ».

Le conseil balaye sèchement tous ces arguments. Selon sa décision, la loi « ne porte pas une atteinte disproportionnée au principe selon lequel le procureur de la République exerce librement (…) l’action publique ». Pour trois raisons. D’abord, le parquet n’est pas privé, « une fois la plainte déposée, de la faculté de décider librement de l’opportunité d’engager des poursuites ».

Deuxième argument, la victime d’une fraude fiscale étant le Trésor public, l’administration est « à même d’apprécier la gravité des atteintes portées [aux] intérêts collectifs ». Donc, notent les gardiens de la Constitution, « l’absence de mise en mouvement de l’action publique ne constitue pas un trouble substantiel à l’ordre public ». En troisième lieu, ils rappellent que le pouvoir spécifique de l’administration fiscale s’exerce « dans le respect d’une politique pénale déterminée par le gouvernement ».

Le ministère du budget sera certainement soulagé alors que cette QPC menaçait de gripper la cellule de régularisation des avoirs à l’étranger ouverte par le gouvernement en 2013. Quelque 30 milliards d’euros d’avoirs qui ont été révélés au fisc dans plus de 45 000 demandes de régularisation. Les recettes pour l’Etat issues des transactions avec ces repentis fiscaux ont représenté 2,65 milliards d’euros en 2015 (contre 1,7 milliard anticipé). Le ministre du budget prévoit un montant équivalent en 2016, légèrement supérieur aux 2,4 milliards inscrits dans la loi de finance.

Jurisprudence constante

Cette situation n’est toutefois pas à l’abri d’un revirement de jurisprudence. Paradoxalement, relève le Conseil constitutionnel dans le commentaire qui accompagne sa décision, le verrou de Bercy résulte d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation. Aucune disposition législative ne subordonne « de manière expresse » l’action publique en matière de fraude fiscale à une plainte de l’administration, affirme-t-il. La Cour de cassation, qui avait fait barrage à plusieurs reprises à des QPC sur le verrou de Bercy avant de transmettre cette dernière, estimant que « la question posée présente un caractère sérieux », pourrait souverainement changer la jurisprudence.