« C’est moi », 2015, huile sur toile de Bernard Dufour. 81X65 cm. | Courtesy Galerie Patrice Trigano

Le peintre, photographe et écrivain français Bernard Dufour est mort dans la nuit du 21 au 22 juillet dans sa maison du Pradié, près de Foissac (Aveyron). Il avait 95 ans. Son œuvre est, dans la diversité et la complémentarité de ses moyens, l’une des plus singulières et des plus risquées de la seconde moitié du XXe siècle. Aussi, après des débuts brillants, a-t-elle été moins vue avant de retrouver dans les deux dernières décennies des spectateurs à nouveau saisis par sa netteté et sa crudité.

Né le 21 novembre 1922 dans la bourgeoisie parisienne cultivée, il semble promis à une jeunesse heureuse, mais il a dix-huit ans en 1940. Date mal choisie. Aux études, il préfère les forêts. Son père lui conseille de devenir ingénieur agronome, ce qu’il fait. En 1943, comme tous ceux de son âge, il est appelé par le STO, le Service du Travail Obligatoire imposé à la France occupée. Après des mois dans des usines du Reich, il parvient à être transféré à l’université d’Heidelberg où il assiste à l’entrée des troupes américaines. De retour à Paris, il s’éloigne vite de l’agronomie pour les arts, tout en conservant quelque temps un poste d’ingénieur. Sa peinture est alors abstraite, comme il se doit dans ces années du triomphe de l’abstraction. Celle de Dufour, fermement construite sans être géométrique, puissamment exécutée sans être matiériste, lui vaut l’attention du grand marchand Pierre Loeb dès 1954. Il expose dans ses galeries de Paris et New-York. Des collectionneurs l’achètent. Il a pour amis des artistes, dont Germaine Richier, ses ex-camarades de classe devenus écrivains Alain Robbe-Grillet et Claude Ollier ou des compositeurs tel Pierre Boulez. Il est convié à la Documenta de Kassel en 1959. Il pourrait continuer sur cette belle lancée. Il la casse, cette année-là, et se consacre au nu. « En prenant cette décision de regarder le réel de ces corps de filles nues et de les dessiner et les scruter, je me mets à l’écart des pratiques de tous les artistes de l’époque » écrit-il en 1995 dans Au fur, l’un de ses récits à la première personne.

Sexualité et politique

Ce pas de côté lui vaut une incompréhension croissante. Travaillant d’après modèle, il les regarde de très près, les écartèle ou les contorsionne pour mieux les connaître. Il observe les corps qui se déshabillent, les sexes et les visages des amantes et les siens. Dessins innombrables, séries de toiles : le mot obsession n’est pas exagéré – obsession du dévoilement et de l’observation. Elle s’attache à la sexualité le plus souvent, mais aussi à la politique. Dufour est ainsi l’auteur de HM75, polyptique composé en 1975 avec pour sujet la grève de la faim et la mort d’Holger Meins, membre de la Rote Armee Fraktion (RAF), la « bande à Baader ». Il n’existe rien de comparable à cette œuvre cruelle, que Dufour a donnée en 2008 au Musée d’art moderne de la ville de Paris.

Dans sa création, la photographie intervient vite. Dès les années 1960, il apprend par lui-même à en maîtriser tous les stades et installe un laboratoire au Pradié, un ancien moulin à l’écart, aux confins de l’Aveyron et du Lot. Martine ou Laure, ses compagnes sont soumises à l’objectif, aux recadrages dans la chambre noire, aux tirages de grand format sur les murs ou de petites dimensions dans des livres. Plus tard, il a domestiqué le numérique tout en renouvelant par ailleurs la vieille technique du cliché-verre. Paysages, natures mortes, étreintes : tout doit passer au révélateur de la photo.

Tout doit passer aussi au révélateur de l’écriture autobiographique. Se succèdent L’Oranger des Osages en 1990, Au Fur en 1995 et Le temps passe quand même en 1997, livres qui ignorent l’ellipse et le silence commode. L’écrivain Dufour est aussi véridique – aussi scandaleux par conséquent – que l’artiste. A ses amis du Nouveau Roman, s’ajoutent désormais Denis Roche – qui, comme lui, est aussi photographe –, Pierre Guyotat et, plus tard, Catherine Millet et Jacques Henric. Dufour publie aussi de petits livres avec et à propos de ses photos – Mes modèles, femmes nues à l’atelier en 2001, Mes laissées en 2004 – et d’autres sur l’histoire de son art, dont La Figure du sexe. De Cro-Magnon à moi en 2005.

A cette date, le nom de Dufour a retrouvé un écho plus large. Il le doit en partie à sa participation en 1991 à l’un des films les plus connus de Jacques Rivette, La belle noiseuse. Ses mains y sont celles du peintre que joue Michel Piccoli et les nus pour lesquels posent Emmanuelle Béart sont ses œuvres. Mais, à l’entendre, il ne jouait pas : « j’étais durant le tournage de La belle noiseuse l’artiste que je suis filmé comme dans un documentaire, le plateau devenant le temps de mes interventions mon atelier, et Béart mon modèle » nous disait-il en 2014.

Des expositions plus fréquentes dans des galeries parisiennes – en particulier dans celle de Marianne et Pierre Nahon –, le soutien de collectionneurs respectés tel Marin Karmitz et de quelques critiques, l’exposition des clichés-verres à la Maison européenne de la photographie en 2001, une rétrospective au Musée d’art contemporain de Strasbourg en 2006 la publication en 2010 d’une monographie écrite par Fabrice Hergott : autant d’éléments qui ont contribué à lui rendre la place qui lui revient. En 2015, son ultime exposition parisienne, chez Patrice Trigano, révèle une suite d’autoportraits et de scènes érotiques d’une intensité chromatique extrême. Déjà souffrant, Bernard Dufour n’avait pu se rendre à Paris pour le vernissage de cette célébration exaltée du désir et de la peinture.