Extrait de la série "Sur-Fake" (2015). | ANTOINE GEIGER

Tout a commencé, se souvient très précisément Florence, 45 ans, cadre à Strasbourg dans une multinationale, quand les mails professionnels sont arrivés sur le téléphone. « Au début c’est ludique… on peut travailler où on veut, quand on veut. »

De cette « génération de femmes qui a tendance à en faire un petit peu trop », elle se met à consulter sa messagerie électronique au milieu de la nuit quand, en regardant simplement l’heure sur son iPhone, son doigt fait un petit détour... sur l’icône courrier. « Ce n’est pas une exigence de l’entreprise », insiste-t-elle tout en s’interrogeant sur « la façon dont on accepte que le téléphone rentre dans sa propre vie ».

De nos jours, 74 % des cadres français déclarent regarder leurs mails professionnels en dehors des heures de travail (étude Adobe, 2015). Le gouvernement entend réguler cette hyperconnexion parfois subie en incitant les entreprises à veiller au temps de repos de leurs salariés à travers la création d’un « droit à la déconnexion » intégré au projet de loi travail.

« Je ne suis pas responsable d’une centrale nucléaire »

Pour Brice, 45 ans, « le mélange entre vie privée et vie professionnelle est inéluctable ». Pas question d’essayer de lutter. Cadre dirigeant dans une banque, il est à la tête d’une famille recomposée de quatre enfants – entre 3 et 15 ans. Il n’imagine pas de couper son téléphone où se mélangent allègrement pro et perso.

« Tout le monde fait deux choses en même temps », dit-il. Au travail, il veut rester joignable « si [la] nounou est en retard ou [sa] femme bloquée dans le RER ». D’un autre côté, en vacances, il continue de consulter ses mails professionnels « dix minutes par jour dans les toilettes ». Chargé d’une équipe de dix personnes, il « admettrait mal » qu’un collaborateur n’accepte pas cette « réciprocité » : « Certains préparent bien leur soirée sur Tinder à 17 heures ! »

Assailli par des dizaines de mails quotidiens, Stéphane, 42 ans, refuse de les consulter sur son téléphone personnel. Salarié d’une petite entreprise de marketing, son choix de bien compartimenter son travail et sa vie privée n’a pas causé de problème à sa hiérarchie : « Je ne suis pas chirurgien ou responsable d’une centrale nucléaire… Si j’ai un mail, ma réponse peut attendre quelques heures. » « Cette distance avec mon téléphone, prévient-il néanmoins, je ne la revendique surtout pas dans mon équipe, c’est juste que je fonctionne mieux sans, un petit peu plus à froid, je sais que je suis plus pertinent comme ça. »

Lire l’article des Décodeurs : La légende de l’interdiction des courriels professionnels après 18 heures

« J’arrive à faire une journée sans portable, pas deux »

Mais il est difficile d’établir ses propres règles de connexion dans son coin. Aurore, 24 ans, embauchée depuis un an dans une entreprise de transport en province, a plus de mal à établir une barrière : « On a envie de prouver qu’on est loyale, qu’on est à la hauteur de ses collègues. » Le fait de recevoir des mails de son patron à 23 heures en semaine ou tôt le dimanche matin alimente sa culpabilité : « Je vois que les autres bossent, explique la jeune femme qui ne cache pas ses ambitions. C’est mon travail qui a renforcé ce lien avec le portable. Avant, je pouvais l’oublier une journée, plus maintenant. »

« J’arrive à faire une journée sans portable, pas deux, assume de son côté Zachée, 25 ans, assistant dans un service de formation à Rennes. Mon smartphone fait partie de moi, il faut qu’il soit dans ma main, sinon ça me démange. » Résultat, quand il est en RTT, il continue de gérer ses mails professionnels : « Je sais qu’ils peuvent se débrouiller sans moi, mais ça m’aide à anticiper, c’est ma façon de lutter contre mon stress. Je préfère avoir connaissance des problèmes tout de suite et les gérer dans les cinq minutes. » « Eh, on est là ! », ne cessent de lui répéter sa copine et ses amis.

« Donnez-moi un Nokia 3310, je serais plus heureux »

Car c’est souvent l’entourage qui vient rappeler les limites à ne pas dépasser. « Mon mari a été un excellent garde-fou », reconnaît Florence.

Raphaël, 26 ans, un consultant parisien, consent à n’abandonner son portable que chez ses parents, lors des déjeuners en famille. Il a bien tenté de le laisser à l’entrée de son appartement pour ne pas être tenté de le prendre en main le soir au lit avec sa copine, mais il n’a pas renouvelé l’expérience : « Trop addict. » En voiture, à pied, au travail, impossible de déconnecter de son téléphone, sous peine d’ennui. « Donnez-moi un Nokia 3310, je serais plus heureux », supplie-t-il.

Thibault, 46 ans, directeur de la communication, se souvient avoir « vu » les mails arriver dans l’entreprise (« au début quand on en recevait dix, on était fiers »). Il n’est pas contre les limites non plus : « Dans les dîners, ça commence à devenir pénible. »

Dans sa société, une charte interdit d’envoyer des messages entre 20 heures et 8 heures. « Ma connexion, j’essaie de faire en sorte qu’elle ne rejaillisse pas sur mes collaborateurs. J’essaie de ne pas envoyer de mails tardifs pour ne pas provoquer chez eux une situation de travail. C’est tout à fait faisable si le cadre est clair. » Par contre, si son patron lui écrit le week-end, « il vaut mieux que je lui réponde… ça fait partie du contrat. »

Lire l’entretien avec Magali Prost, docteure en psychologie ergonomique : « Tant que la déconnexion ne sera pas imposée par l’organisation, ça ne marchera pas »

« C’est comme arrêter de fumer »

« Y’a un côté un peu addictif, on aime bien jouer un rôle important », explique Florence. Se connecter le soir ou le week-end, c’est voir mais aussi être vu. Mais, forte de son assise dans l’entreprise, elle a coupé court à tout ceci à l’été 2015.

Elle en a eu assez de « voir des collègues s’exciter sur leurs mails pendant le week-end ». « Il a fallu que je trouve des astuces pour ne plus me laisser tenter ! C’est comme arrêter de fumer, on fait plusieurs tentatives avant de trouver le bon équilibre. Il faut une discipline de fer pour couper vie professionnelle et vie privée », dit-elle.

L’important c’est de garder le contrôle, de trouver sa propre distance. « Parfois ça ne me dérange pas, ça me fait gagner du temps, mais je voudrais en faire un choix personnel, dit-elle. Les mails arrivent, mais qu’est-ce qui m’oblige à y répondre immédiatement ? »

« Reste à retrouver le plaisir d’une activité normale », souligne Florence, qui évoque sa difficulté à « atterrir » en début de week-end ou de vacances : « On est lancés à grande vitesse ».

Quelle part de choix, d’obligation ? Se déconnecter est parfois impossible. « Le fait pour une entreprise de donner un téléphone professionnel est un signal fort. On ne vous impose rien mais vous sentez que vous devez le faire », souligne Aurore.

Guillaume, lui, s’est vu reprocher de ne pas répondre systématiquement et il a retrouvé « dans sa feuille d’objectifs annuels, le devoir d’avoir un usage plus rationnel de son téléphone » : « Une forme d’astreinte implicite », juge-t-il. François, 27 ans, a choisi de se racheter un smartphone pour lui et de couper son téléphone pro le week-end après plusieurs dimanches passés à « ruminer » un problème soulevé par un mail de son supérieur hiérarchique, recu alors qu’il prenait son café.

(Les salariés qui témoignent dans cette enquête ont préféré conserver l’anonymat)

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