Hilde Frafjord Johnson fut de 2011 à 2014 la Représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU pour le Soudan du Sud. Ancienne ministre norvégienne chargée du développement international, nommée à la tête de la Minuss (Mission des Nations unies au Soudan du Sud), Mme Johnson fut en première position face au naufrage du plus jeune pays du monde, né de la sécession avec le Soudan en 2011 et plongé depuis 2013 dans la guerre civile. Elle vient de publier un livre, South Sudan : The Untold Story from Independence to Civil War (I.B. Tauris, 304p, anglais. Non traduit).

Quelle est votre analyse au sujet de l’explosion de violence à Juba au début du mois de juillet ?

C’était très prévisible. D’abord, parce que la communauté internationale n’a pas pris les mesures appropriées pour permettre une véritable réconciliation entre le président Salva Kiir et le chef de l’opposition, Riek Machar. Même après le retour de ce dernier à Juba, l’animosité entre les deux était très visible. Leurs troupes respectives n’avaient donc aucune raison de s’entendre.

De plus, selon l’accord de paix signé en août 2015, Juba aurait dû être démilitarisée. Cela n’a jamais été le cas. Une présence importante de troupes du gouvernement et de l’opposition était présente en ville. Juba était donc une bombe prête à exploser.

Vous décrivez une période de transition (2005-2011) très sombre, avec des élites sud-soudanaises incompétentes, corrompues, jouant des luttes ethniques… Pourquoi personne n’a-t-il arrêté ce train lancé vers l’indépendance ?

Nous avons tiré la sonnette d’alarme. Il y a eu des initiatives… Mais c’est vrai que trop de peu choses ont été faites pour empêcher le Soudan du Sud d’être victime de la malédiction du pétrole et de la corruption qui en découlait.

Vous avez été naïfs ?

Je ne dirais pas ça. D’abord, il faut savoir que l’Accord de paix global [CPA, signé en 2005 entre Khartoum et la rébellion sud-soudanaise] ne prédestinait pas le Soudan du Sud à devenir indépendant. Il définissait les conditions pour un Soudan unifié, avec la garantie d’un référendum six ans plus tard.

Mais le CPA n’a pas été appliqué. Ni Khartoum ni les leaders sud-soudanais n’ont fait d’effort pour consolider des institutions nationales communes.

Il y avait aussi ce sentiment, chez les négociateurs, que John Garang, le leader historique de la rébellion sud-soudanaise, qui n’était pas un indépendantiste mais favorable à un « Nouveau Soudan » uni où les Sud-Soudanais seraient respectés, pouvait faire fonctionner ce processus.

John Garang, le chef du SPLA et le chef d’Etat sud-africain d’alors, Nelson Mandela, le 28 août 1997 au Cap. | ANNA ZIEMINSKI / AFP

Comme vous le savez, John Garang est mort dans un accident d’hélicoptère en 2005, juste après avoir été désigné vice-président du Soudan. Cela a complètement changé la dynamique. C’était une perte irréparable, comparable, pour le Soudan du Sud, à l’assassinat d’Yitzhak Rabin en Israël. L’idée d’un « Nouveau Soudan » a disparu avec lui. On a donc peut-être été trop optimiste.

Pourquoi ne pas avoir repoussé ou annulé le référendum de 2011 alors ?

Le SPLM ne l’aurait jamais accepté. On aurait eu tout simplement le retour de la plus longue guerre civile de l’histoire du continent, qui avait déjà fait 2 millions de morts. Il n’y avait pas le choix, sinon que d’accompagner le processus du mieux qu’on pouvait…

Soudan du Sud : « Ce n’est pas une guerre ethnique »
Durée : 05:51

Dans votre livre, vous décrivez une Minuss totalement sous équipée, avec peu de soldats, peu de moyens militaires. Dès le début, on a le sentiment que la communauté internationale ne mesurait pas l’ampleur du défi…

Absolument. La Minuss n’a pas été préparée pour le défi auquel elle devait faire face. Le Soudan du Sud est un pays grand comme la France, sans routes ni communication. Il nous aurait fallu un équipement aérien conséquent, que nous n’avons pas obtenu. L’effectif des troupes était ainsi bien inférieur à celui de missions similaires : un seul soldat pour couvrir 100 km de terrain ! C’est un tiers de moins que pour des missions comparables. Dès le départ, notre mission n’avait pas la moindre chance de réussir sur le plan logistique.

Par ailleurs, la Minuss ne peut pas faire grand-chose pour empêcher la guerre. À la différence de la Brigade d’intervention de la Monusco [la mission Onusienne en République démocratique du Congo], son mandat ne lui donne pas le droit d’intervenir militairement entre les belligérants. C’est une énorme différence. On attend de la Minuss qu’elle fasse cesser les affrontements. Cela n’est tout simplement pas possible.

La mission est donc un échec ?

Ça dépend sur quel plan. Nous avions principalement deux missions : protéger les civils et garantir la paix. Les Sud-soudanais ayant fui les violences n’ont trouvé refuge que dans un seul et unique endroit : les camps de la Minuss. Ces derniers ont ainsi permis de sauver la vie de 200 000 à un million de civils.

Mais sur le plan de la préservation de la paix, même si j’ai essayé d’empêcher une escalade des violences à travers plusieurs initiatives, tout comme plusieurs dirigeants de la région, il n’y avait tout simplement aucun moyen d’agir convenablement.

Beaucoup réclament un départ de l’ONU du Soudan du Sud. Qu’en pensez-vous ?

C’est un vrai dilemme. L’accusation portée est que la présence de l’ONU, et de nombreuses ONG, crée une dépendance qui ne permet pas la responsabilisation du Soudan du Sud. Cet argument est facile à avancer quand on a de la distance avec le terrain.

Mais il y a une réalité à ne pas oublier : après la Syrie, le Soudan du Sud est le plus grand drame humanitaire actuel. Il n’y a pas d’économie, pas de ressources pour les populations. Un départ précipité pourrait causer la mort de milliers et de milliers de civils, qui n’ont tout simplement plus rien à manger en dehors des rations de l’ONU et des ONG. Si certaines personnes veulent prendre cette responsabilité, libre à eux. Mais je ne pense pas que ce soit la bonne chose à faire.

Dans votre livre, vous citez un chercheur qui dit qu’« aucun traité de paix ne peut apporter la paix au Soudan du Sud ». Que faire alors ?

C’est difficile, oui. Aucun papier signé ne résoudra aujourd’hui les problèmes fondamentaux du Soudan du Sud. Le pays est déchiré, il y a un cruel manque de confiance entre les différents leaders sud soudanais. Jusqu’à la crise récente, j’aurais dit de pousser les deux partis à se parler et se réconcilier. Mais maintenant que Riek Machar a quitté Juba, cela semble plus difficile que jamais…

Il est clair, cependant, qu’il n’y aura jamais de réconciliation si l’impunité continue. Pour que le Soudan du Sud sorte du cycle de la violence, il faut que ceux qui sont responsables des pires atrocités soient jugés, comme le demande d’ailleurs l’accord de paix. Justice doit être rendue.

Mais dans un premier temps, il faut s’assurer que la force de protection, proposée par les chefs d’Etat africains au sommet de Kigali, soit puissante et qu’on lui donne un mandat fort afin de pouvoir enfin préserver la paix dans le pays.