Brasserie Tri Martolod à Concarneau (Finistère), le 24 février 2016. | Solène L'Hénoret / Le Monde.fr

« Qui veut me racheter ? », avait lancé Xavier Leproust sur le ton de la plaisanterie au festival des Vieilles Charrues en 2006. Pensant jeter une bouteille à la mer, il ne s’attendait pas à ce que Robert Salou le prenne au mot. Les deux hommes s’étaient rencontrés à plusieurs reprises lors de réunions de brasseurs ou de fêtes organisées dans la région. Mais de là à imaginer que M. Salou, 58 ans, rebondirait sur cette idée lancée à la légère, il y avait un cap. Pourtant, un mois plus tard, le cogérant et fondateur de la brasserie Tri Martolod annonçait à M. Leproust sa volonté de le racheter : « On en a parlé avec l’équipe, ça nous intéresse que tu intègres la SCOP, que tu gardes tes spécificités, ta brasserie, et que tu nous rejoignes, parce qu’on fait un complément de gamme. » Au-delà du produit, c’est une complémentarité de savoir, mais également de caractère, que les deux hommes n’ont pas tardé à s’apporter.

Plus solitaire et réservé, M. Leproust, 48 ans, était à la tête de la brasserie An Alarc’h à La Feuillée (Finistère), où « l’eau de source est exceptionnelle ». En activité en son nom propre depuis 1998, il produit des bières épaisses de type anglais, là où Tri Martolod propose une pils bretonne traditionnelle – blonde plus légère, de basse fermentation ni filtrée ni pasteurisée. A cette époque, M. Leproust venait de licencier son seul salarié faute de pouvoir le payer. M. Salou, lui, avait créé son entreprise dès son origine, en 1999, sous forme de société coopérative et participative (SCOP), à Bénodet (Finistère). Et il n’en était d’ailleurs pas à sa première SCOP. Blessé à la suite d’une chute en 1994, alors qu’il était gérant d’un bistrot, il avait décidé de constituer une SCOP avec ses collègues pour permettre le maintien de l’activité.

« On travaille aussi pour les générations futures »

Mais c’est surtout la dimension solidaire qui, selon M. Leproust, a motivé la proposition de rachat de M. Salou : « Robert est très axé sur le côté social des choses. Ce qui l’intéresse, c’est la famille. On est vraiment une famille, ici. » La sobriété de la nouvelle zone d’activités de Colguen, à Concarneau, dans laquelle a déménagé la brasserie Tri Martolold en 2008, contraste effectivement avec la jovialité et la bienveillance du personnage. « Il y a des gens qui sont individualistes, qui veulent faire les choses tout seuls, explique M. Salou. Mais la SCOP est un projet collectif, et on travaille aussi pour les générations futures. »

Brasserie Tri Martolod à Concarneau (Finistère), le 24 février 2016. | Solène L'Hénoret / Le Monde.fr

Si, par définition, les SCOP n’ont pas vocation à absorber un concurrent, c’est bien ce qui a sauvé An Alarc’h, victime comme tant d’autres des nombreuses fermetures de bars en Bretagne. De 1997 à 2006, le nombre de bars-tabacs de France métropolitaine n’a effectivement cessé de diminuer, passant de 13 700 à 11 500, selon les chiffres de l’Insee. « Il y a eu une hécatombe en Bretagne au niveau des bars, rapporte M. Leproust. J’en fournissais une quinzaine, ce qui me suffisait amplement, je suis passé à un seul. Ça devenait vraiment insupportable. Il n’y avait plus de marché. Sans Tri Martolod, ma brasserie n’existerait plus, c’est clair. »

Spécialisée dans la distribution en fûts, la Tri Martolod, grâce à sa bonne implantation dans le milieu des festivals, a moins souffert, dans les années 2000, des fermetures de bistrots. L’entreprise, qui a démarré avec quatre salariés et en compte désormais dix-huit sur ses deux sites, dont seize sont associés, a atteint 1 200 000 euros de chiffre d’affaires en 2015. Le sociétariat étant obligatoire, le salarié dispose de cinq ans pour capitaliser l’équivalent de six mois de salaire brut, dont le montant s’élève à 1 100 euros net par mois. Comme les autres sociétaires, M. Leproust a adhéré au statut de la SCOP. A tel point qu’il a pris, en mars 2015, la place de M. Salou à la tête de Tri Martolod, en cogestion avec Mikaël Le Breton.

« On n’a pas vocation à bouffer tout le monde »

A l’aspect financier s’ajoute le complément de compétences, élément moteur dans la prise de décision de M. Leproust d’intégrer Tri Martolod. « Moi, par exemple, je suis assez incompétent en comptabilité, reconnaît le brasseur. En SCOP, on peut se soutenir. » « Une brasserie, ce n’est pas juste du commerce, ajoute M. Salou. C’est choisir son matériel, faire ses achats, fabriquer, conditionner, vendre, livrer, comptabiliser, encaisser. Une personne seule ne peut pas faire tout ça. » Ils s’attachent à ce que leur SCOP reste, dans chaque prise de décision, un projet collectif qui doit prendre en compte les générations futures, notamment les évolutions de poste.

« Certains boulots dans l’entreprise sont physiques. La livraison de fûts, par exemple, vous le faites à 25, 30 ans ; à 40, ça devient un peu plus difficile ; puis à 50, ce n’est plus possible, explique M. Salou. Il faut pouvoir proposer une porte de sortie. Ça ne peut se faire qu’en faisant un petit peu de croissance. Mais on n’a pas vocation à bouffer tout le monde. L’important n’est pas d’aller vite, mais de tenir longtemps. » Ainsi, en plus de la vente au détail déjà existante sur le site de Tri Martolod et celui d’An Alarc’h, ils ont ouvert La Cave des étangs, un magasin à Rosporden, en 2015, qui a permis la création d’un poste.

« On veut garder notre indépendance et notre qualité »

Brasserie Tri Martolod (Finistère), le 24 février 2016. | Solène L'Henoret / Le Monde.fr

Si les deux hommes ont choisi de garder deux sites distincts, ils ont la même volonté de limiter leur circuit de distribution aux cavistes, aux bars et aux magasins de produits régionaux. Ils assurent ainsi la distribution et refusent de travailler avec les grandes surfaces ou les distributeurs de bières, type Heineken et Kronenbourg. « Même si ça nous impose des coûts supplémentaires en termes de masse salariale, de véhicules, ça nous permet de garder notre indépendance et notre qualité », assure M. Salou.

Le fait de distribuer en fûts de la bière non filtrée, non pasteurisée, a influencé le choix de garder un circuit court. « Si on vend de la bière en fûts à des distributeurs, on ne sait pas au bout de combien de temps elle va être placée chez le client. Si elle reste traîner sur un quai, par exemple, sa qualité n’est plus assurée », précise M. Salou.

Le second cogérant de Tri Martolod, Mikaël Le Breton, 35 ans, défend lui aussi cette volonté de rester indépendant et de promouvoir la spécificité des brasseurs artisanaux. Dans cette logique, il a accepté, le 6 juin, de devenir délégué régional par intérim du nouveau Syndicat national des brasseurs indépendants (SNBI). « La profession a pris un nouveau visage, donc il paraissait évident de monter un syndicat », argue M. Le breton. A la différence de Brasseurs de France où 1 hectolitre de bière équivaut à une voix, chez SNBI, une brasserie est égale à une voix. Cet organe réservé aux petites entreprises devrait mieux défendre les intérêts des brasseurs indépendants que ne le faisait jusqu’ici le syndicat national Brasseurs de France, contrôlé, selon le SNBI, par les industriels de la profession.

La brasserie Tri Martolod en images

Les SCOP en chiffres en 2015

Sur l’année 2015, les société coopérative ouvrière et participative (SCOP) et les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) totalisent 2 855 entreprises. Elles emploient près de 51 500 salariés (+ 2 %) et génèrent 4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires (+ 3 %).

Les créations ex nihilo représentent 68 % des SCOP et SCIC créées en 2015. Le rythme des transmissions en SCOP et SCIC recensées en 2015 est de 49, soit 15 % des nouvelles coopératives.

Soixante-six pour cent des coopératives de moins de dix salariés regroupent 13 % des effectifs ; 26 % des SCOP et SCIC comptant entre 10 et 49 salariés emploient 29 % des effectifs ; 8 % de celles qui ont 50 salariés et plus totalisent 58 % des effectifs.

SCOP et encore

Partage équitable du pouvoir, des risques, de l’information et des profits, les principes d’une société coopérative ouvrière et participative (SCOP) attirent de plus en plus de salariés, confrontés à un système entrepreneurial qui ne leur convient plus.

Le Monde.fr a recensé des témoignages de ceux qui ont franchi le pas ou qui envisagent de le faire :