Avec une centaine de morts, des milliers d’arrestations, des destructions massives, les émeutes au centre du pays ont mis à nu les failles originelles du régime. Cette contestation sonne comme un ultime avertissement.

Les enjeux sont énormes. L’Ethiopie compte près de 100 millions d’habitants. Si elle n’est plus décimée par les famines, si elle connaît une croissance spectaculaire grâce à l’investissement public massif et l’aide étrangère – le « miracle éthiopien » –, elle reste très vulnérable : à la suite d’une sécheresse exceptionnelle, 20 millions d’Ethiopiens ne survivent aujourd’hui que grâce aux secours alimentaires.

Ce pays était jusque-là le seul pôle de stabilité dans une Corne de l’Afrique à feu et à sang : guerre civile au Soudan du Sud ; faillite de l’Etat dans une Somalie ravagée par les milices islamistes liées à Al-Qaida ; régime de fer en Erythrée, que sa population fuit en masse. Sans oublier, de l’autre côté de la mer Rouge, une guerre civile au Yemen, de plus en plus internationalisée.

Depuis mi-novembre, une bonne partie du nord de l’Oromia est entrée en dissidence : les autorités ont perdu le contrôle de zones entières. Deux mois plus tard, malgré l’imposition d’un état de siège militaire, le retour au calme reste partiel et fragile.

L’Oromia est le poumon économique du pays, le plus vaste et le plus peuplé des Etats fédérés de l’Ethiopie, avec près de 40 millions d’habitants. Il s’agit de la plus nombreuse population de la mosaïque ethnique éthiopienne. La capitale fédérale, Addis Abeba, en pays oromo, s’y est installée par la conquête et étendue en phagocytant sa périphérie. Le plan d’expansion de la ville, dont l’impact devait atteindre des millions d’Oromos, y compris par des expropriations, a mis le feu aux poudres.

De simples paysans, les trois quarts de la population, ont rejoint la contestation étudiante. Surtout, jusque très loin d’Addis Abeba, ils s’en sont pris à tous ceux et tout ce qui de près ou de loin sont liés au pouvoir : officiels, oromo ou non, forces de l’ordre, bâtiments publics, « gros » fermiers enrichis davantage grâce au népotisme des autorités que par leur compétence propre, entreprises nationales ou étrangères, implantées sans consultation ni consentement populaire. Et, terrible dérive ethnique, ils s’en sont parfois pris à des voisins non oromo.

Arrogance d’un côté, soumission de l’autre

Au fondement de la contestation, la persistance d’une culture et d’un système de pouvoir venus du cœur historique de l’Ethiopie, l’Abyssinie profonde. Cette culture se caractérise par une hiérarchie implacable - l’arrogance d’un côté, la soumission absolue de l’autre –, son monolithisme et son centralisme, le tout en faveur aujourd’hui de l’élite nordiste tigréenne. En l’absence de contre-pouvoir et en période de forte croissance impulsée par l’Etat, il mène inexorablement à l’émergence d’une oligarchie dont les comportements se sont diffusés jusqu’à ses plus bas échelons.

Il en découle trois maux qui culminent en Oromia : la corruption, la mal gouvernance et l’impunité. La conception du développement confinée à des cercles fermés et opaques aux sommets du pouvoir, puis imposée jusqu’à la base d’une main de fer, avec notamment des confiscations de terres au profit d’investisseurs étrangers et d’oligarques, grands et petits, oromo ou non, sans consultation ni juste compensation (« land grabbing »).

Or la terre cimente toujours le pacte social. La frustration née de l’instauration d’un système fédéral proclamant avoir réglé définitivement la « question nationale » quand une majorité des Oromos, déjà vaincus et asservis par des Nordistes à la fin du XIXe siècle, sont persuadés d’être restés des citoyens déclassés et exploités.

Une partie des dirigeants ont pris conscience de ces fléaux. La question a dominé les travaux du congrès du parti tigréen à la fin de l’été 2015, moteur de la coalition des quatre organisations ethniques qui forment le quasi parti unique. Une purge bat son plein. Mais il est censé réussir à s’autocorriger hors de toute intervention d’une instance extérieure et indépendante.

Pour la première fois, le pouvoir a reculé sur un grand projet : le plan d’agrandissement d’Addis Abeba est abandonné. Aucun nouveau programme ne sera mis en place sans consentement populaire, a-t-on promis. Est-ce suffisant ?

Déni de réalité intenable

Le régime persiste et signe : le système fédéral est effectif et le pouvoir équitablement partagé entre toutes les composantes ethniques. Les manifestations pouvaient se justifier par un défaut d’explication sur le projet, mais elles furent subverties par des éléments « anti-paix » et « anti-développement » voire des « terroristes » et des « gangs armés ».

Ce déni de réalité semble intenable. Intenable pour la poursuite de la croissance économique, l’atout majeur du régime. Cela passe par l’arrivée massive d’investisseurs étrangers. Mais à la condition que le pays soit stable et que l’emprise étatique se relâche. Cette croissance requiert l’utlisation optimale de nouvelles ressources humaines.

100 mille étudiants sont diplômés chaque année mais le chômage explose. Surtout, si quelques-uns tirent le meilleur parti des opportunités légales et illégales qu’offre le boom économique, beaucoup dans cette génération Internet étouffent des rigidités qui brident la pleine expression de leur capacité professionnelle.

Le statu quo est intenable quand, en outre, leur frustration se cristallise sur leurs droits, surtout nationaux, comme en Oromia, mais où le parti censé représenter celle-ci s’est anéantie, alors qu’il avait gagné 100 % des sièges lors des élections générales de 2015.

L’alignement de sa direction sur les positions fédérales l’a davantage encore discréditée, la masse de ses cadres a rejoint la contestation ou s’est évaporée. Des jeunes intellectuels oromo, désormais enragés, risquent de vouloir verser dans la lutte armée par défaut d’une représentation politique.

L’opposition légale demande un dialogue pour tout remettre à plat. Le pouvoir doit décider s’il répond à cet appel ou s’il s’enfonce dans le déni en se crispant encore plus. En coulisses, l’armée et les services de sécurité veillent que jamais il ne perde le contrôle de la situation.

René Lefort est un chercheur indépendant. Il est spécialisé sur la Corne de l’Afrique qu’il observe depuis la fin des années 1970.