De Maroua, au Cameroun, à Kano, au Nigeria, nombreux sont ceux qui ne l’ont jamais vu mais connaissent son nom : Bouba Pété. Ce monsieur discret porte beau dans son ample gandoura couleur crème, visage patricien coiffé d’une toque traditionnelle. Avec ses lunettes à mouture épaisse sur le nez, on le prendrait pour un intellectuel. C’est plutôt un ancien contrebandier. Fils d’un marabout, Hamadou Bouba, de son vrai nom, fait partie de la caste des riches hommes d’affaires du Sahel qui traversent les frontières, connaissent les pistes de trafic et leurs bandits, les villages et leurs chefs, parlent une dizaine de langues et dirigent de petits empires informels.

Bouba Pété, aujourd’hui admirateur déclaré du président Paul Biya, a été de ces contrebandiers entre le Cameroun et le Nigeria qui ont prospéré et ont parfois contribué à détruire des industries entières. Il a fini par s’en rendre compte. C’est peut-être pour cette raison qu’il en parle avec un certain recul. Fortune faite, devenu commerçant plutôt que trafiquant, il a été élu maire de sa ville de Pété, au nord du Cameroun. Cette petite commune de 37 000 âmes est située à la lisière d’une ancienne réserve naturelle, le parc national de Waza où, dit-on, se cachent toujours quelques djihadistes de Boko Haram.

A 58 ans, père de quatorze enfants, marié à trois femmes, Bouba Pété raconte sa vie à la terrasse d’un café de Maroua, entre deux prières.

« J’ai fait un business que beaucoup trouvent dangereux mais jamais je n’ai eu peur. Les Boko Haram ne sont pas loin de ma commune. Il y a trois mois, les militaires camerounais en ont trouvé dans le parc national de Waza [réserve naturelle de 1 700 km2, autrefois touristique]. Ces fous sont presque finis. Le problème, c’est que les pays du lac Tchad qui les combattent [Cameroun, Tchad, Nigeria] se reposent après leurs victoires. Et les Boko Haram en profitent pour se reconstituer. On aurait dû en finir en deux ans. 

A quoi ressemblait votre vie de contrebandier ?

Une vie simple sur les routes, avec énormément d’argent à la clé. Du cash seulement, pas de comptes, pas de banque. Rarement, j’étais chez moi. Toujours en mouvement. Nous, les hommes du nord, on a des connexions partout dans le Sahel. Si tu veux, là, j’appelle un milliardaire à N’Djamena ou à Kano. Mais si tu le vois, c’est comme moi. On vit simplement et on ne montre pas notre argent comme les gens des côtes.

Tu sais, on égorgeait des moutons et des poulets pour avoir le bon sort et ne pas être affaiblis par la peur. Nos routes sont dangereuses. Hier comme aujourd’hui, des bandits armés de fusils d’assaut rackettent les convois et peuvent tuer. Alors je faisais des offrandes aux marabouts.

Je viens moi-même d’une famille de marabouts, des gens qui connaissent le Coran et ont des pouvoirs spirituels dont j’ai hérité. Mon père faisait peur même aux serpents.

« A huit ans, j’ai acheté un vélo. A douze ans, j’avais une moto et à dix-huit ans, je conduisais une Toyota »

Il m’a interdit de sortir jusqu’à l’âge de cinq ans. Un jour, il m’a donné dix francs. J’avais six ans et je suis parti au marché. J’ai acheté un paquet de lames de rasoir à quinze francs, j’en ai vendu une à dix francs, et deux autres à cinq francs. J’avais donc vingt francs, un bénéfice de cinq francs et encore six lames de rasoir. J’ai payé le vendeur qui m’a proposé deux autres paquets à vingt-cinq francs. A la fin de la journée, j’avais cent cinquante francs. J’ai continué à acheter et revendre des produits du marché.

Un soir, je suis rentré à la maison avec un gros sac de légumes sur la tête. Mon père a compris. Il m’a laissé faire du commerce. C’est comme ça que j’ai commencé. A huit ans, j’ai acheté un vélo. A douze ans, j’avais une moto et à dix-huit ans, je conduisais une Toyota. Je n’ai jamais passé une journée dans une salle de classe.

Dans une rue de Maroua, la grande ville du nord du Cameroun. | Joe Penney / Reuters

[Bouba Pété a profité des conflits frontaliers séculaires qui ont envenimé la relation entre Yaoundé et Abuja. Depuis les indépendances en 1960, le tracé de la frontière hérité de la période coloniale a été contesté, a donné lieu à des guerres et à un dessein de sécession comme le Biafra (mai 1967 - janvier 1970). Si bien qu’aujourd’hui encore, très peu de routes lient les deux pays.

Ces tensions se déplaceront ensuite au sud sur les eaux marécageuses de la péninsule de Bakassi et au nord sur une île du lac Tchad, Darak. A la suite de longues négociations, et de procédures judiciaires, le Nigeria se retire de Darak en 2002 et rétrocédera six ans plus tard Bakassi au Cameroun.]

Pour nous, il n’y avait pas de frontière entre le Nigeria et le Cameroun. J’étais là-bas la première fois à treize ans. J’achetais des piles, des sacs de riz, des biscuits et plein de trucs comme du carburant, du charbon, du textile… J’allais à Banki [ville nigériane frontalière avec le Cameroun, aujourd’hui détruite par Boko Haram].

Après, les Nigérians me livraient les marchandises à Pété. Chaque jour, je réceptionnais six véhicules surchargés. Les gens de Maroua venaient faire leurs achats chez moi. Les Nigérians me faisaient confiance. Puis, je suis retourné au Nigeria. A Banki, à Maiduguri [capitale de l’Etat de Borno], et à Kano [la grande ville commerçante du nord du Nigeria]. J’y achetais tout ce que je trouvais et je l’écoulais chez moi, à Pété ou à Maroua.

Je connais le terrain et la moindre piste qui franchit la frontière en contournant les postes de douane. Je maîtrise la chose. J’en ai même créé, en faisant débroussailler des chemins par des villageois que j’employais pour que passent mes pick-up et mes camions. Puis j’ai ouvert une société de transport. Je devais avoir vingt-deux ans. J’ai acheté des bus, des semi-remorques et des dizaines de camions. J’avais même des camions-citernes pour le carburant. Mes véhicules partaient au Nigeria tous les jours par dizaines. Je ne pouvais même pas compter mes employés.

Jamais mes véhicules n’étaient arrêtés par les gendarmes ni les policiers. Bouba Pété, là, il pouvait disparaître et continuer à gérer des centaines de camions entre le Nigeria et le Cameroun. Les coupeurs de route le savaient bien. Ils m’ont cherché pendant quinze ans ! Ils voulaient me prendre mon argent et mes véhicules ou me tuer. Ils ne m’ont jamais trouvé. Je ne me cachais pas, je disparaissais. J’ai hérité des pouvoirs de mes ancêtres marabouts, je te dis.

On ne craignait rien ni personne. J’étais jeune et riche. Je ne comptais pas. J’aime pas les comptables. J’avais tout dans la tête. Mais bon, j’oubliais. Je n’ai jamais voulu me fatiguer la tête avec des chiffres. Pour ça je vieillis bien et je ne suis jamais tombé malade. Bon, disons que par camion, je faisais un bénéfice de cinq à quinze millions de francs CFA selon ce qu’on ramenait. L’argent n’était pas mon problème. On en avait tellement. Au Nigeria même, les types chargeaient des cartons. On ne savait pas combien ils en mettaient ni ce qu’il y avait dedans. On surchargeait nos véhicules. T’aurais vu ça, ils débordaient ! On se payait par valises de cash. Je transportais des mallettes de trente millions de francs CFA sans me cacher.

En centre-ville de Maroua, grande ville du nord du Cameroun. | REINNIER KAZE / AFP

[Le maire de Pété se lève, fait quelques pas, se tourne vers la Mecque et prie. Le soleil se couche sur Maroua, cité commerçante en bordure du Sahel où se côtoient chrétiens et musulmans. Certains membres de Boko Haram y ont eu leurs habitudes. Et ont recruté des combattants au sein des six cents écoles coraniques de la ville, souvent à la merci des courants islamistes radicaux influencés et parfois financés par les Etats du Golfe. Confronté aux opérations militaires camerounaises et tchadiennes, Boko Haram a fini par se replier vers la frontière avec le Nigeria et sur le lac Tchad et par envoyer ses kamikazes. Le 22 juillet 2015, un double attentat suicide a tué vingt personnes dans la ville.

Un an plus tard, la situation s’est apaisée et le couvre-feu de 20 heures s’est assoupli. A la nuit tombée, les motos-taxis circulent à nouveau sur les routes sablonneuses où ils côtoient des voitures brinquebalantes et les 4x4 de la bourgeoisie locale. Les jeunes sont réapparus, souvent en couple. Les vieux ont ressorti les tables et les chaises en plastique pour siroter du thé, de la bière ou du whisky.]

« Ca peut te sembler étrange : un contrebandier ici, c’était un acteur du développement ! »

Je ne suis pas riche, car j’ai beaucoup donné. Depuis des années, je fais vivre des familles, des villes, des villages, une région. Dans ma ville de Pété, je ne peux pas compter ce que j’ai distribué. Même ici à Maroua, je payais les soins médicaux et l’hôpital pour les pauvres, je les nourrissais… Ca peut te sembler étrange : un contrebandier ici, c’était un acteur du développement.

Mais à un moment, des commerçants sont allés voir le gouverneur pour leur dire que je faisais du mal à l’économie de Maroua avec mes importations. Un douanier a été muté à Pété où il m’a recherché pendant trois mois. Il ne me trouvait pas. Un jour, j’ai décidé d’aller le voir. Il m’a demandé pourquoi je faisais passer mes véhicules en brousse alors que l’Etat avait besoin de recettes douanières. Il a menacé de m’arrêter. J’ai rigolé. Puis des membres du gouvernement sont venus me parler. J’ai accepté de légaliser mon activité, petit à petit. Et j’ai même convaincu d’autres contrebandiers de faire comme moi. On devait aider notre pays. Puis je suis devenu maire, à la fin des années 1990, et j’ai rendu de grands services à l’Etat grâce à mon expérience de contrebandier.

[Le régime camerounais de Paul Biya, 83 ans, n’a cessé de punir ceux qu’il a avantagés. Il n’en est pas autrement dans le nord du pays d’où est originaire son prédécesseur, le premier président Ahmadou Ahidjo. Aujourd’hui, la grande majorité des autorités locales et des chefs traditionnels roulent pour le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc, parti au pouvoir). Un notable du nord s’est attiré néanmoins les foudres de Paul Biya : Marafa Hamidou Yaya, 64 ans. Longtemps allié du pouvoir dont il a été ministre d’Etat, il purge depuis 2012 une peine de vingt-cinq ans de prison, accusé de détournement de deniers publics dans une affaire de l’achat avorté d’un avion présidentiel en 2001.]

Tu trouves que je reste mystérieux ? Et toi tu es curieux. Bon, tu sais depuis les années 1990, le phénomène des coupeurs de la route armés de kalachnikov venues du Tchad a pris de l’ampleur. Les routes ici, c’était coupe-gorge. Je t’ai dit, moi ils m’ont cherché pendant quinze ans. Marafa Hamidou Yaya est venu me voir. On se connaissait bien. Il est du coin, il est peul comme moi. Il a demandé l’aide des maires et des chefs traditionnels du nord contre les coupeurs de route. Je lui ai dit qu’en impliquant les autorités locales, ces coupeurs de route étaient finis.

Et je me suis mis à travailler. Je suis parti à Banki et à Wazaré où étaient basés certains de ces bandits. J’ai distribué des liasses de 300 000 francs CFA et des nairas [la devise nigériane] à des habitants pour qu’ils me fassent remonter des renseignements. Dès qu’un coupeur de route entrait au Cameroun, j’étais informé et je transmettais aux autorités militaires. Beaucoup de coupeurs de route ont été arrêtés grâce à moi.

J’ai fait de la contrebande pendant 27 ans. J’ai jamais pris de vacances de ma vie. Moi, je travaille tout le temps. Maintenant, je suis maire et je gère mes affaires dans le BTP avec ma société Le Ngaraem. J’ai eu des bureaux à Maroua et à Yaoundé. J’en ai plus. Pas besoin. Dans tout le pays, j’ai construit des routes, des écoles, des bâtiments pour l’armée. A Yaoundé, tu as emprunté des boulevards que j’ai construits. J’ai fait travailler des centaines de personnes sur des chantiers. Tout ce que je fais, tout ce que j’ai eu, je le dois à Dieu. Tu sais, le business et la contrebande, c’est pas très différent. »