Les Sénégalais les surnomment les « enfants fantômes ». Pourtant, dans le quartier de Sintian près de Kolda, en Casamance, tous les habitants les ont déjà vus. Il suffit de poser la question. Une main se tend alors en direction d’une bâtisse. Rien de paranormal. Elle est semblable aux autres, un toit de chaume et du torchis pour les murs. Sur le perron, on appelle et le petit fantôme sort à pas feutrés.

La lumière l’éblouit. Il se passe l’avant-bras sur le front pour écraser quelques gouttes de sueur puis renifle, le regard hébété face à l’assemblée de voisins et de badauds. Le petit fantôme raconte son histoire d’une voix imperceptible. Au bout d’un moment, tous ces gens autour de lui, et cette honte qui le tiraille, c’en est trop. Ses joues se strient de larmes. Allons plutôt nous réfugier avec lui dans la pénombre.

Le petit fantôme a aussi une identité. Elle s’appelle Khady Sira*. Elle a 15 ans… peut être 14. Ni elle ni sa mère ne savent plus vraiment. Car d’existence administrative elle n’en a pas. Ses parents n’ont jamais déclaré sa naissance aux autorités et n’ont donc jamais obtenu le précieux acte qui l’inscrit dans les registres de la mairie de Kolda, lui donne un âge, une origine et un avenir. Khady, comme ses autres camarades, a tout de même pu aller à l’école dès le cours d’initiation (CI), l’équivalent du CP français. Elle y a « fait les bancs », de 6 ans jusqu’à 11 ans. Arrivée en CM2, son instituteur lui a empêché de passer l’examen de fin d’année qui sanctionne le cycle primaire et conditionne l’entrée au secondaire. Il y était obligé, comme l’exige la loi sur l’orientation scolaire qui interdit la poursuite de la scolarité après le CM2 aux élèves sans acte de naissance.

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Tristesse et désœuvrement

Khady a donc dû quitter le confort des bancs d’école pour les racines noueuses du manguier devant sa maison, sur lesquelles, assise toute la journée, elle observe ses anciennes camarades partir et revenir de l’école. Elle a l’impression de les voir grandir quand elle s’enracine dans l’indolence que provoquent sa tristesse et son désœuvrement. Sa mère a bien essayé de lui trouver un travail. Elle l’a envoyé à Dakar chez son oncle pour aider au ménage, à la cuisine et garder les enfants. Un oncle sympa qui l’a prise sous son aile et a tenté plusieurs démarches pour décrocher le sésame tant convoité auprès des autorités. Mais la tâche s’est révélée plus compliquée que prévu. Ni la mère de Khady ni son père n’ont jamais possédé d’acte de naissance à leur propre nom, ce qui empêche Khady d’en avoir un.

A vrai dire, personne dans la famille de Khady n’a d’acte de naissance. Aucun de ses cinq frères ni la dizaine de demi-frères. Quand on lui demande pourquoi, la mère, gênée, hésite, invoque le manque d’argent, le mari décédé sans le sou, et les transports longs et onéreux quand ils habitaient dans un village reculé, à quatre heures de trajet du premier centre d’état civil. Si le manque de moyens est un problème récurrent dans ces quartiers périphériques des villes de Casamance, pour Yves-Olivier Kassoka, spécialiste de la protection de l’enfant à l’Unicef, ce n’est pas l’unique raison.

La marraine de quartier rend visite à Khady et sa famille, attirant voisins et badauds. | Matteo Maillard

« Il est vrai qu’il existe une corrélation entre le taux d’analphabétisme, le taux de pauvreté et le nombre d’enfants sans acte de naissance, avance-t-il. Plus les familles sont pauvres, plus les enfants risquent d’être absents des registres de l’état civil. Mais l’argent n’est pas la raison principale. De nombreux parents ne se rendent pas compte de l’importance d’un tel document pour le futur de leurs enfants et l’amélioration des conditions de vie de toute la famille, car ils ont toujours vécu sans. Il n’y a pas de retour immédiat sur l’investissement que représente un enregistrement coûtant entre 200 et 700 CFA (moins d’un euro), selon les régions. Si la procédure est compliquée et le centre trop éloigné, un parent peu informé abandonnera bien vite cette option. »

Pourtant, l’état civil est « le premier droit, celui qui permet d’accéder à tous les autres », soutient avec ferveur Dieh Mandiaye Ba, directrice du Centre national de l’état civil. Sans acte de naissance, ce ne sont pas que les portes de l’école qui se ferment, « c’est aussi l’impossibilité d’accéder à la gratuité des soins pour les moins de 5 ans, abonde M. Kassoka, de profiter des programmes de bourses, de bénéficier de la protection juridique des mineurs, d’être protégé contre le travail dangereux, contre les abus. Un enfant sans acte, c’est un enfant sans identité, apatride, oublié des processus de développement. C’est un être invisible. Ce n’est pas pour rien qu’on les appelle les enfants fantômes. »

« L’aide de l’Etat, ou celle de Dieu »

Khady est loin d’être la seule à tenir cette position peu envieuse. Dans le pays, le gouvernement estime qu’en 2015, ils étaient 53 000 élèves de primaire sans acte de naissance. Un nombre que Mme Mandiaye Ba considère comme peu réaliste. « Nous pensons qu’ils sont beaucoup plus nombreux que ceux que l’on a pu recenser, confie-t-elle. La Casamance étant particulièrement touchée par le phénomène. Si 27 % des enfants sénégalais ne sont pas inscrits aux registres de l’état civil, cette statistique monte à 40 % pour la région de Kolda. »

Ce qui permet à Khady de ne pas se sentir trop seule dans sa peine. Rien que dans son quartier, les pairs éducateurs, des parrains chargés du suivi des enfants fantômes, ont décompté 549 personnes sans acte de naissance, dont 260 filles de moins de 20 ans. Nafi Mbacké* est l’une d’elles. Elle a dû abandonner ses camarades en CM2, elle qui rêvait de devenir enseignante et se classait régulièrement parmi les trois meilleurs de sa classe. Après sa déscolarisation, elle ne faisait plus rien à la maison, alors sa mère, « pour éviter qu’elle s’entête », l’a mariée à son cousin de 19 ans avec qui elle a eu un enfant. Désormais, elle passe ses journées à s’en occuper et à épauler sa mère dans les tâches ménagères.

Un pair éducateur et une membre du club de jeunes filles de Sintian sillonnent le quartier pour recenser les enfants fantômes. | Matteo Maillard

Comme pour Khady, aucun des frères de Nafi n’a d’acte de naissance. « Mes huit enfants sont nés à la maison, raconte sa mère. Je voulais éviter que les gens sachent que je n’ai pas d’argent pour honorer les frais d’accouchements, les ordonnances, l’écolage et les extraits de naissance. » Son regard est triste. « Je ne suis jamais allée à l’école. Mon mari non plus. Je ne voulais pas que mes enfants subissent le même sort que moi mais je n’avais pas les moyens. » Elle, petite commerçante, lui, maçon. « Nous vivons au jour le jour, ne cesse-t-elle de répéter. Chaque mère aimerait que son enfant étudie, ait une meilleure vie que la sienne, mais que faire ? Dans ma situation, je ne peux espérer que l’aide de l’Etat ou de Dieu. »

Audiences foraines

Il existe pourtant une solution juridique à la situation de Nafi et Khady : les audiences foraines. « Lorsque les délais légaux de déclaration de la naissance n’ont pas été respectés, il faut passer par une décision judiciaire, explique Mme Mandiaye Ba. Le président du tribunal d’instance organise une audience exceptionnelle dans les localités fortement touchées par ce problème. » L’événement qui se tient généralement sur la place publique ou à la mairie, permet de délivrer en une séance plusieurs dizaines d’actes de naissance aux Sénégalais qui n’en ont pas. A condition que ceux-ci soient capables de prouver leurs origines, parfois à l’aide de témoins. Ce qui n’est pas simple dans une région frontalière comme la Casamance où Sénégalais, Guinéens et Gambiens circulent et s’installent avec une certaine liberté.

Afin d’organiser la tenue d’une telle audience, la population et les relais communautaires locaux doivent en référer à leur maire, chargé de transmettre la requête au ministère de la justice. Mais, dans le cas de Nafi et Khady, la procédure traîne. « Je ne compte plus les fois où nous avons transmis notre liste de plus de cent personnes privées d’acte de naissance au maire de Kolda, s’agace Sylvie, jeune relais communautaire. Il la photocopie, la met dans une chemise et promet de nous rappeler, mais ne le fait jamais ! Nous y retournons, il nous accueille à bras ouverts, promet à nouveau, puis plus rien. Nous le croisons dans la rue, pareil. Pour l’instant nous avons des excuses mais pas de résultats. »

Certificat de non-incription à l’état civil sénégalais. Ce document est indispensable pour être régularisé auprès de l’administration. Mamadou collecte ceux de ses élèves pour les transmettre régulièrement au préfet de sa région. | Matteo Maillard

Une situation que M. Kassoka impute au manque de formation. « Trop souvent les acteurs sociopolitiques, mêmes les maires, ne connaissent pas les dispositions légales relatives à l’état civil, affirme-t-il. Ils ne sont pas formés et ne savent pas comment enclencher la procédure d’une audience foraine. » Malgré ces difficultés, en 2015, les audiences foraines ont permis de régulariser la situation de 52 000 élèves, évitant ainsi leur déscolarisation. « C’est un combat que nous venons d’entreprendre, mais nous sommes confiants sur la régularisation de tous les élèves sans acte de naissance d’ici 2017 », assure Mme Mandiaye Ba.

Une date quelque peu optimiste admet M. Kassoka : « 2017, c’est précoce. Nous arriverons sans doute à régulariser la situation de tous les élèves de CM2 afin qu’ils poursuivent leurs scolarité. Mais il ne faut pas oublier que, dans six ans, nous verrons alors la génération des enfants nés aujourd’hui, non enregistrés qui entrera à l’école primaire. Pendant ces prochaines années, jusqu’en 2022 environ, nous devrons chaque année recenser et régulariser des milliers de cas non détectés. »

Concernant Khady et Nafi, il est déjà trop tard. Cinq années sans école, mariée et mère pour l’une. Elles ne pourront jamais combler le fossé qui les sépare de leurs camarades dont certains préparent déjà leur entrée au lycée et ce même si une audience foraine leur rend leur identité. Dans la pénombre de la case, les yeux de Khady ont séché. « Ne pas être à l’école me prend au cœur. Je ne sais pas ce que je veux faire plus tard. De toute façon je n’aurai pas de choix. Je le sais. Aujourd’hui, il est très difficile de vivre en société sans avoir reçu d’éducation, confie-t-elle d’un hochement de tête. Vivre sans connaissances, c’est risqué. Si tu n’apprends pas, tu n’es pas libre. »

*Nom d’emprunt.

Le sommaire de notre série « un combat pour la vie »

Voici, au fur et à mesure, la liste de nos reportages à la rencontre des femmes du Sahel. En tout, 27 épisodes, publiés du 1er août au 2 septembre 2016.

Prochain épisode : Mamadou Diédhou, ange gardien des enfants fantômes

Cet article est un épisode de la série d’été du Monde Afrique, « Un combat pour la vie », qui va nous mener du Sénégal aux rives du lac Tchad, 4 000 km que notre reporter Matteo Maillard a parcourus entre avril et juin 2016.