Le romancier Eric-Emmanuel Schmitt, consultant athlétisme de France Télévisions pour les JO de Rio, lors du 34e Salon du livre de Paris, le 22 mars 2014. | JOEL SAGET/AFP

Le romancier et fils d’athlètes Eric-Emmanuel Schmitt sera le consultant de France Télévisions pour les épreuves d’athlétisme lors des Jeux olympiques de Rio.

Qu’est-ce qui vous a fait accepter la proposition de France Télévisions ?

Eric-Emmanuel Schmitt : Une histoire familiale… Il est assez rare d’être le fils de deux sportifs et c’est mon cas. Mon père et ma mère se sont rencontrés sur un stade à l’âge de 15 ans puis ont passé leur vie ensemble. Ma mère fut championne de France du 150 mètres ; elle a établi, d’ailleurs, un très beau record entre 1945 et 1948, qui mit du temps à être battu. Tout petit, j’étais en admiration devant cette mère sportive qui exhibait des jambes hallucinantes. Elle n’a pas participé aux Jeux de Londres en 1948 car mon grand-père voulait qu’elle passe son bac et les vieilles tantes refusaient qu’elle coure en short devant des milliers de personnes ! Si aujourd’hui une famille s’honore d’avoir une fille sportive, à l’époque cela demeurait une excentricité. Mon père, lui, fut professeur d’éducation physique et pratiqua la boxe à haut niveau. J’ai donc vécu avec ces parents-là, fous de sport, poussant dans l’amour de l’athlétisme et dans l’amour des Jeux.

Quel sera votre rôle à l’antenne ?

Je me suis fait une règle : ne pas m’inventer des compétences que je n’ai pas ; ne pas risquer le commentaire technique que je lancerais devant mon poste auprès de ma famille. Pour paraphraser Truffaut : chaque Français a deux métiers, le sien et critique sportif. Je vais donc rester dans mon registre, réagir en électron libre. On me prend pour apporter le regard d’un amoureux du sport qui vient du monde de la littérature et de la philosophie et qui cherche à repérer ce qui se passe humainement lors d’une performance. J’ai envie de glisser des citations de penseurs ou de poètes. Vous savez, ils écrivent depuis vingt-cinq siècles sur le sport. Les textes sur les olympiades de Pindare qui datent du IVsiècle avant Jésus Christ, je les connais, je les ai traduits. J’ai envie d’offrir des éléments de culture, mais pas de façon cuistre, de manière naturelle.

Cela semble difficile de raconter à la télévision la philosophie du sport…

Vous allez voir, je vais amener dans mes bagages un petit stock d’écrivains qui ont sublimement décrit l’athlétisme ou la performance sportive. Je pense à l’Anglais Alan Sillitoe, à Antoine Blondin, mais aussi à Platon, Hegel, Diderot ; il existe, également, deux ou trois textes de Colette qui ne sont pas connus. Mais n’oublions pas que l’événement a lieu sur la piste, c’est lui qui va nous inspirer. Je ressens le trac. Les Jeux sont longs et me font peur : ils constitueront une épreuve pour moi aussi. En plus du théâtre Rive Gauche, d’un nouveau roman qui sort à la rentrée, je croule sous une responsabilité récente : me voici jury du prix Goncourt. Je vais arriver à Rio avec des valises en surpoids, remplies de bouquins. Et pourtant, jusqu’à la cérémonie de clôture, je n’ai pas très envie de rester enfermé dans ma chambre pour lire…

Que représentent, pour vous, les Jeux olympiques ?

Les Jeux sont à la fois nationaux et transnationaux. S’ils flattent la fibre patriotique, quand la performance s’avère sublime, peu importe si l’athlète vient du Zimbabwe, de Russie ou de Cuba : l’émotion l’emporte et saute les frontières. J’ai pleuré devant des podiums où retentissait un hymne que je n’avais jamais entendu, je m’attendrissais devant un inconnu qui n’avait pas seulement vaincu les autres, mais qui s’était vaincu lui-même. Une métaphore de ce que doit être la vie. Une leçon de philosophie.

Les Jeux apportent l’humanisme en acte. Quand on s’enthousiasme soudain pour un athlète qui représente un pays que l’on déteste, on ne le réduit plus à sa nation, on voit l’homme. Les Jeux olympiques nous permettent de dépasser des préjugés ou des opinions que nous possédons sur des régimes. L’humain transcende le national, le politique, le racial, l’historique. C’est pour cela que j’estime que les Jeux délivrent une expérience concrète d’humanisme.

Vous est-il arrivé de manquer cette compétition ?

Jamais. Si je réside à l’étranger, je vais sur une terrasse de café regarder l’athlétisme au milieu des gens du coin. Mais je n’ai jamais assisté charnellement à des Jeux, je n’en ai été que le spectateur télévisuel. Mes premières olympiades datent de 1968, lorsque j’avais 8 ans. Je me souviens parfaitement de cet outsider qu’était Colette Besson, modeste et déterminée. Sa victoire soudaine provoqua une émotion incroyable, aussitôt partagée par la nation entière. J’ai pleuré – comme elle – quand elle a reçu sa médaille d’or. Elle, qui avait tellement l’air de la jolie Française ordinaire, nous montrait que les gens ordinaires sont extraordinaires.

Vous allez vous retrouver aux côtés de Stéphane Diagana et de Patrick Montel, le Monsieur athlétisme de France Télévisions. C’est une voix familière pour vous…

C’est drôle, je retrouve des émotions déjà éprouvées dans ma vie. Il y a vingt-cinq ans, quand j’ai commencé ma carrière, Bernard Pivot animait « Bouillon de culture » et m’invitait à chacune de mes pièces : je conversais donc avec le monsieur qui m’avait fait aimer les livres durant toute mon enfance. J’avais l’impression d’avoir traversé l’écran. Avec Patrick Montel, je le traverse à nouveau.

La télévision est-elle indissociable du sport ?

Elle apporte énormément au sport. D’abord elle nous donne des yeux. Si l’athlétisme a toujours été spectaculaire car Leni Riefenstahl a inventé en 1936 la plupart des moyens de filmer les sportifs, d’autres disciplines, telle la natation, ont attendu longtemps leur heure. Aujourd’hui, les caméras sous-marines ou celles qui surplombent le bassin rendent la natation spectaculaire, nous faisant pénétrer à l’intérieur de l’effort et de la performance. Puis, surtout, la télévision nous affine l’esprit par le commentaire : quand on connaît mal une discipline, on ne dispose que d’intuitions que le commentaire va heureusement analyser et décomposer. Le commentaire donne de l’intelligence aux yeux. Normalement, je regarde les Jeux en compagnie de ma mère et c’est à mourir de rire : mes amis voient une dame de 86 ans commenter de façon hypertechnique chaque discipline. Elle connaît tous les petits mecs de 17 ans qui n’ont fait que des épreuves en salle et qui déboulent sur les grandes pistes. Ça fait soixante-dix ans qu’elle suit tout cela avec une attention, une fraîcheur et un émerveillement constants.

Quelles sont vos disciplines préférées ?

Le 200 mètres. J’étais amoureux de la façon dont Marie-José Pérec courait. On avait l’impression qu’elle touchait à peine le sol et qu’elle se mouvait au ralenti grâce à ses très longues foulées. Je voyais une magnifique girafe, élégante et indolente, qui passait devant de nerveuses antilopes. De la poésie pure. À chaque fois, je contemplais un ballet, pas une compétition. J’adore également le 400 mètres, parce que le rabat des couloirs à la ligne génère un stress extraordinaire qui, en même temps, appelle à l’intelligence et à la stratégie. J’aime aussi les relais pour leur poudre d’imprévisibilité… Après, je m’abîme en des considérations esthétiques : quand j’admire la perche, cette discipline capable de transcender l’apesanteur et le poids, cet art qui permet à un homme de sauter 6 mètres avec ses bras, mon souffle s’arrête, j’ai l’impression d’observer un danseur. Beaucoup de ces gestes sont d’une beauté totale.

Existe-t-il des ponts entre l’écriture et les Jeux olympiques ?

Il y a des ponts entre les Jeux olympiques et les tous les arts : la recherche de l’excellence. J’ai toujours conçu le travail comme un entraînement sportif car il prépare au geste final, au moment de grâce. Le sport dispense une leçon de philosophie. Si j’ai pu faire de hautes études intellectuelles, c’est à l’exemple de mes parents sportifs. Le sport offre un miroir de l’excellence, un condensé de ce que peut être une vie exigeante. Produire le maximum d’effet avec le minimum d’énergie ! Dans l’écriture, semblablement, une belle phrase se révèle une phrase qui avec très peu de mots, génère une myriade d’émotions et de pensées.

Pensez-vous que les athlètes sont dopés ?

Je trouve la suspicion dangereuse car elle peut mener à la théorie du complot. Le dopage ne m’enlève pas la beauté du moment : on ne fera jamais sauter un cul-de-jatte en hauteur ! Soit je décide de ne plus apprécier un seul geste en me répétant que la chimie l’aide trop, soit je continue à admirer ce geste car il y a très peu d’hommes et de femmes capables de l’accomplir.

Je suis triste pour les athlètes dopés qui, un jour, en paieront les conséquences, pas en termes de carrière mais de santé. Si on prend l’histoire des Jeux depuis l’antiquité, je pense qu’il y eut très peu de performances détachées du dopage. En Grèce ancienne, on essayait d’absorber les qualités des insectes hyperrésistants. Tiens, tous les jours, je vais vous proposer de vieilles recettes : pour vous préparer au marathon, sortez dans votre jardin, prenez un hanneton, broyez-le, mangez la poudre…

Allez-vous tirer un livre de cette expérience ?

J’aimerais. Je n’ai pas écrit sur la performance sportive ni sur le sport, jamais. Très peu de gens ont bien composé là-dessus. Montherlant avait publié des textes formidables sur l’athlétisme, mais on ne lit plus Montherlant.