A l’heure des réseaux sociaux et des alertes sur les smartphones, il était impossible, vendredi 5 août en fin de journée, de trouver un Lillois ignorant l’annulation de « sa » braderie. Car si l’événement attire chaque année l’équivalent de la population du Nord, département français le plus peuplé, tout Lillois y a des souvenirs de nuits blanches mais excitantes, d’acheteur ou de vendeur. Pour tous, cela adoucit la fin des vacances. Pour les élèves lillois, quand autrefois la braderie se tenait le dimanche et le lundi, cela pouvait même être une rallonge de congé.

« C’est triste, mais compréhensible », pour Maeva, qui vient de donner sous nos yeux à un SDF une partie de son repas à la sortie d’un fast-food. Même propos, deux rues plus loin, pour Guillaume (26 ans, 5 braderies) et son copain Fabien (28 ans, 3 braderies), ou pour Stéphane (52 ans, 31 braderies). Comme Maeva, presque toutes les personnes croisées en déambulant au hasard des rues qui accueillent chaque année l’événement admettent comprendre la décision de la mairie.

Attablés en terrasse du Tir na Nog, place Philippe Lebon, Sylvain Parzysz et ses copains sont unanimes : « On est déçus mais c’est compréhensible… » Sylvain ne rate pas une braderie depuis son arrivée à Lille, en 2001, après une enfance à Avion, dans le Pas-de-Calais. Il en a vécu plusieurs en bossant dans un autre bar irlandais, le Lucky Ducky, et secoue tristement sa casquette rouge :

« Vous imaginez toutes les commandes à annuler, boisson, nourriture, gobelets, etc ! On avait aussi l’habitude d’embaucher des renforts. »

« Mauvais message »

A côté de lui, Tristan approuve : « Comme moi, qui bossais auprès de Sylvain, je comprends la décision, mais c’est un mauvais message : on a perdu la main sur nos agendas, culturels et festifs ! » Sylvain admet toutefois que la braderie était un vrai casse-tête pour la sécurité : « Impossible de mettre Lille en état de siège. Sa topographie est très ouverte… » Leur voisine de table, Clémentine, renchérit : « Je m’attendais à cette annulation, mais pas à me sentir aussi déçue. On est sous le choc ! »

Avec eux, Bertrand Lefebvre, qui « fait la braderie » depuis 1996, semble aussi abasourdi. Tristan remarque :

« La braderie, c’est le rendez-vous annuel des anciens, mais aussi l’intégration des étudiants fraîchement arrivés, qui découvrent l’esprit du Nord. »

Tous pensent cependant que les habitués voudront marquer le coup. « J’ai vu que deux groupes résistants se sont déjà constitués sur Facebook. Les gens feront quand même la fête, et les restaurants proposeront les moules-frites habituelles. D’ailleurs, sur Airbnb, annuler c’est compliqué, donc beaucoup ne voudront pas perdre leur réservation. »

Pierre, sexagénaire croisé rue Faidherbe, se souvient de la parade d’ouverture de Lille 2004, capitale culturelle :

« On avait frôlé la catastrophe, avec une immense foule compressée mais heureusement calme. Aujourd’hui, l’atmosphère est différente, la même foule pourrait paniquer au moindre pétard. Je pense que Martine Aubry a dû y songer. »

« Il ne s’est rien passé durant l’Euro et dans la fanzone »

Sur la Grand-Place, où l’édition régionale de France 3 a installé un car-régie pour l’édition du soir, Bad, 19 ans, et Dave, 18 ans, « deux purs Lillois de la Porte de Douai », un quartier populaire, font grise mine. « Déjà que les vacances ne sont pas top, la ville nous semble triste cet été, et voilà que l’on perd la fête de rentrée… On nous prive de la braderie par peur d’une bande de crétins », désapprouve Bad. « Franchement, ce sont des conneries, renchérit Dave : il ne s’est rien passé durant l’Euro et dans la fanzone. Il faudra quand même sortir ce week-end-là, et manger des moules frites. »

Thomas Cornélis, 33 ans, directeur des vastes salles des Trois Brasseurs, face à la gare Lille-Flandres, vit la braderie depuis onze ans en tant que professionnel.

« Quelle journée spéciale… J’ai appris cela à 11 h 05 par une alerte de la Voix du Nord sur mon smartphone. Et aussitôt j’ai reçu une vingtaine de messages d’amis, commerçants notamment. Avec un collègue, patron comme moi, on s’est dit qu’il valait mieux perdre de l’argent que des vies humaines. »

La perte est nette. « La braderie, pour mon enseigne, ce sont 2 800 couverts le samedi, et 1 500 le dimanche, calcule Thomas. Ce sont des mois d’organisation, de commandes de toutes sortes. Le calendrier des restaurateurs commence avec la braderie et se termine avec elle. Mais je pourrai négocier avec mes fournisseurs, contrairement aux petites structures qui ne récupéreront pas leurs arrhes… »

En terrasse du Café citoyen, place du Vieux-Marché-aux-Chevaux, Simon lit Limonov, d’Emmanuel Carrère. Le trentenaire se dit « partagé ». Il était dans le TGV Paris-Lille quand son smartphone a bippé :

« J’ai lu braderie annulée, et bizarrement mon premier réflexe a été de regarder avec suspicion la tête des gens autour de moi… En fait, j’avais décidé de venir à la braderie, mais je m’étais dit que cette année cela serait sans mes enfants. Ce qui prouve que même si je dis qu’il ne faut pas céder devant les terroristes, j’ai intégré un danger. »

Dans le même café, Céline hausse les épaules : « Mais ce terrorisme, on en a sans doute pour dix ans, la braderie ne reprendra jamais dans ce cas ! »

« Il faut en retrouver son véritable esprit »

Place de la République, une poignée de militants, derniers Mohicans de Nuit debout, sont assis par terre en cercle. A notre question, l’animateur du groupe répond, « Revenez à la fin de l’AG, on délibérera pour répondre à votre question collectivement ». Juste à côté, le dialogue est plus facile avec les dizaines d’amateurs de roller qui préparent leur traditionnelle randonnée hebdomadaire du vendredi soir. Parmi eux, Damien apporte toutefois un son discordant : « L’annulation ? Horrible, car les terroristes ont gagné ! »

Ont-ils gagné sur d’autres lignes de front ? Les braderies ne sont pas une tradition qu’à Lille, dans une région où certains passionnés en choisissent une par week-end. Septembre en est le mois par excellence. Alors que des commentaires haineux, notamment d’extrême droite, s’affichaient vendredi sur des pages Facebook non officielles de la braderie de Lille, habituellement plus festives, la décision lilloise ébranlait d’autres mairies. A Valenciennes, dont la braderie se tient le 12 septembre, comme à Hazebrouck, pour la braderie des Arts et Spectacles, on hésitait. De même pour les Berlouffes de Wattrelos, qui rassemblent 2500 étals de puces les 10 et 11 septembre.

Pour Martine Aubry, qui nous avait longuement parlé au téléphone dans l’après-midi, il faudra faire d’un mal un bien, car on maîtrisait de moins en moins cette braderie :

« Il faut en retrouver son véritable esprit, revenir aux fondamentaux du vide-grenier des habitants, avec moins de business. Réduire le périmètre… »

Thomas Cornélis est d’accord :

« On s’éloignait de plus en plus de l’esprit originel. Je me souviens que mes parents laissaient mon frère aîné, âgé de 15 ans, camper seul durant la braderie. Aujourd’hui, on n’oserait plus, car à partir de 1 heure du matin, désormais les violences se multiplient. Les temps changent, et la braderie s’en ressentait. »