Par Isabelle Queval, philosophe, enseignante-chercheuse à l’université Paris-Descartes et au Cerlis

L’exploit sportif inscrit le sport d’élite dans une certaine histoire du progrès humain. Il figure le thème du dépassement : dépassement de soi lorsqu’il s’agit de s’entraîner pour « performer » ; dépassement des limites lorsqu’il s’agit de rendre effective la croyance moderne – et sportive – dans l’idée de progrès infini ; dépassement de la nature aussi, qui met en question le « corps naturel », tout autant que l’« identité humaine » et ses contours, par l’usage de substances chimiques et de prothèses.

Son chiffrage obsessionnel depuis l’origine atteste un évolutionnisme schématique : plus vite, plus haut, plus fort. Aucune requête d’atténuation ne contredit l’impératif majeur : faire mieux. Le champion doit être plus doué que les autres ; il est ainsi soumis aux cadences intensives d’entraînements sophistiqués et son organisme est poussé au point de rupture.

Le champion devient un prototype

L’objectif de performance prime sur tout, d’où des pathologies nombreuses et le problème du dopage. C’est donc en tant que pratique d’excès que le sport de haut niveau interroge les rapports santé/performance, mesure/démesure, ou encore nature/surnature.

Il extrapole le fantasme moderne d’un corps-œuvre, indéfiniment perfectible. Au XIXe siècle, la quantification de l’énergie, au stade comme à l’usine, les questions sur la normalité, la dégénérescence et la hiérarchie des races consacrent l’ambition de rationaliser l’humain, de planifier son progrès, de soumettre au calcul la transformation de la nature, l’évolution des sociétés, l’épanouissement de soi et la maîtrise des corps.

C’est dans ce contexte que naît le sport à la moitié du siècle. D’abord jeu qui s’oppose aux gymnastiques austères, vecteur du self-government et du fair-play dans les collèges anglais, le sport engendre compétitions et records.

Le corps est sujet d’étude. A l’explication purement mécanique de l’effort succèdent la physiologie, l’énergétique, la biomécanique. La complexion de l’athlète stimule la recherche médicale, la réflexion anthropologique ou pédagogique et l’ambition militaire. Le champion devient un prototype.

Un corps technicisé, optimisé, bolide

Le sport de haut niveau se développe, à proprement parler, après la seconde guerre mondiale. Les laboratoires de recherche du sport, les « usines à champions » partout dans le monde, cisèlent les conditions de la performance. Les records succèdent aux records, offrant une vision linéaire, quasi graphique de la perfectibilité humaine.

Laboratoire expérimental du dépassement de soi, le sport offre une vision hyper-artificialisée du corps humain. Le perfectionnement de matériaux et d’engins toujours plus sophistiqués accessoirise une performance également conditionnée à la diététique, à la biomécanique, à la physiologie, à la psychologie.

Le handisport n’échappe pas à ces conditions. Le couplage étroit avec la médecine – devenue l’oracle du sport – convoque la pharmacologie et les biotechnologies. Le champion est un cobaye. Il dessine la version épurée d’une surhumanité vouée au progrès d’un corps technicisé, optimisé, d’un corps bolide. Sa trajectoire s’inscrit ainsi dans des perspectives indéfinies, sans limites, parfois traduites en millièmes de seconde.

Dans ce contexte, surgissent plusieurs niveaux de questionnement. En premier lieu, celui concernant le dopage et la précocité des athlètes.

Le premier est combattu pour des raisons sanitaires et son infraction à la règle. Il ouvre aussi à des questions plus vastes. D’abord, parce qu’il y a une nocivité intrinsèque des cadences infernales sur la santé des champions, hors même le dopage qui, d’une certaine manière, la relativise. Les blessures sont nombreuses, les laissés-pour-compte d’une sélection impitoyable également. Les après-carrières révèlent parfois addictions et dépressions. L’équivalence entre sport et santé se défait au vu de pratiques extrêmes et d’un surentraînement érigé comme une norme.

Concurrence mondialisée

Le risque s’accentue lorsque les apprentis champions se recrutent à l’âge des classes maternelles, au nom d’une concurrence mondialisée, dans des « académies » dédiées à la production de l’élite. Il est en outre permis d’imaginer une ère prochaine où le dopage pourrait n’être plus chimique et pharmacologique, mais par exemple génétique.

Le dopage du futur, que prédisent l’usage des biotechnologies (c’est-à-dire le contrôle de la programmation cellulaire grâce à la biologie moléculaire) et celui des nanotechnologies (insertion de puces électroniques dans le corps humain et télécommandables), introduit une dimension dans la pensée du dopage qui ressortit à l’augmentation de l’humain, et non plus seulement du sport.

A l’horizon, l’illimité de la performance, la surnaturation du corps. Si l’évolution humaine se définit comme un arrachement permanent à la nature, la question du dopage pose celles des limites éthiques de la science, de l’existence ou non d’une nature humaine, du prolongement du corps par la technique, d’un corps-machine d’un nouveau genre.

Par ailleurs, des sportifs handicapés accomplissent aujourd’hui, grâce à des prothèses, des performances encore inférieures à celles des sportifs valides, mais déjà remarquables. Quel regard porter alors sur le handicap ? Comment penser ces performances si le remplacement d’organes ou l’usage d’exosquelettes permettait les « meilleures » performances ?

Questions éthiques

C’est ici, en second lieu, la question des catégorisations si conventionnelles du sport qui s’ouvre, la question d’une « différence de nature » ou d’une « différence de degré », d’un « continuum » entre valide et handicapé, mais aussi homme/femme.

Ces catégorisations binaires sont-elles si évidentes dans la société d’aujourd’hui ? Certes, elles simplifient le schéma compétitif, et tolèrent, au passage, bien peu de mixité, mais elles sont ébranlées par des cas emblématiques – Oscar Pistorius, Caster Semenya.

En outre, elles suscitent des questions éthiques et philosophiques cruciales quant aux différents statuts, social, biologique, juridique, et accessoirement sportif, reconnus aux êtres humains, et plus généralement sur le modèle compétitif outrancier qui régit nos sociétés et suppose ces bipolarités.

Isabelle Queval est philosophe, enseignante-chercheuse à l’université Paris-Descartes et au Cerlis (Centre de recherche sur les liens sociaux).