Majlinda Kelmendi lors de sa victoire au Tournoi de Paris, le 6 février. | JACQUES DEMARTHON / AFP

Il y a fort à parier que tous les Kosovars auront les yeux rivés sur leur poste de télévision ce dimanche 7 août. Deux jours après avoir fièrement guidé sa délégation en faisant rayonner pour la première fois la bannière bleue aux six étoiles blanches lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Rio dans le mythique stade Maracana, Majlinda Kelmendi troque sa tenue d’apparat contre son kimono. Et plus qu’une poignée de fans, c’est une nation de 1,8 million d’habitants qui soutient, comme un seul homme, l’enfant prodige du pays.

A 25 ans, la petite judoka (1,61 m) entre en lice dans la Carioca Arena 2 pour décrocher la médaille d’or. Tout autre métal serait vécu comme une déception pour celle qui irradie de son talent les tatamis de la planète judo depuis son titre mondial obtenu chez les juniors en 2009. « Cette fille, c’est un engin, elle est très puissante. Mais ce qui fait sa plus grande force, c’est sa détermination. Elle ne lâche jamais rien », assure la Française Priscilla Gneto, l’une de ses plus grandes rivales, qui n’a jamais gagné contre elle. Les échecs successifs de la Tricolore n’ont d’ailleurs rien de déshonorant. En trois ans, la double championne d’Europe (2014, 2016) et du monde (2013, 2014) kosovare n’a perdu qu’un seul combat. Et encore, dans un tournoi mineur. La seule miette qu’elle a bien voulu laisser à ses adversaires.

Détermination

Cheveux tirés en arrière, regard noir et sourire rare… Tout dans le physique de Majlinda Kelmendi respire la détermination. Et sur le tatami, gare à celle qui lui laissera monter son bras gauche, sorte de piston hydraulique dont elle use à foison pour faire ployer son adversaire. En général, le uchi-mata (sa technique de hanche favorite) n’est jamais loin pour mettre sur orbite sa proie avant de lui incruster les deux épaules dans le tatami. « J’étais une enfant très calme, raconte-t-elle pourtant. Mais en pratiquant le judo, je suis devenue différente. Tellement agressive… »

Majlinda Kelmendi a guidé la délégation kosovare aux JO de Rio, le 6 août. | ARMEND NIMANI / AFP

Pour comprendre ce qu’elle est, il faut savoir d’où elle vient. Sans quoi cette hargne qui se lit dans ses yeux comme dans son judo paraîtrait exagérée, surfaite. C’est à Peja, petite ville industrielle de l’ouest du Kosovo que « celle qui est née en mai » (Majlinda) a vu le jour en 1991. Emmenée par sa sœur aînée, elle pousse pour la première fois la porte du modeste dojo de Peja à l’âge de 8 ans. Jusque-là cloîtrée chez elle pour se protéger de la guerre qui fait rage, la Kosovare se découvre une passion pour la « voie de la souplesse ».

C’est Driton Kuka, son entraîneur, qui a forgé le caractère de Majlinda Kelmenti comme il a bâti son établissement niché au pied de la montagne Rugova : de ses mains. Dans une autre vie, Driton Kuka était un athlète qui, par la force des choses, est devenu un combattant. Six fois champion de Yougoslavie, il est pressenti pour disputer les Jeux olympiques de Barcelone en 1992. Mais la politique va en décider autrement. En 1989, le président serbe Slobodan Milosevic supprime l’autonomie constitutionnelle du Kosovo et les Albanais, qui peuplent en majorité cette région, deviennent des citoyens de seconde zone. Comme beaucoup d’Albanais à l’époque, Dirton Kuka boycotte l’équipe nationale de Yougoslavie et vient grossir les rangs de l’Armée de libération du Kosovo (UCK).

« Quand je regarde Majlinda en compétition, je me vois, a-t-il confié au New York Times. Elle continue ce que j’ai dû arrêter à cause de la politique, puis de la guerre. » Contrairement à son entraîneur, Majlinda Kelmendi n’a pas pris les armes. Mais si ses exploits ont été réalisés sur un tatami, leur retentissement a eu un écho bien plus lointain que dans le monde du judo.

Majlinda Kelmendi lors de sa finale victorieuse aux championnats d’Europe face à Priscilla Gneto, le 21 avril, à Kazan (Russie). | VASILY MAXIMOV / AFP

Lorsque le Kosovo acquiert son indépendance en 2008, Majlinda Kelmendi n’est, à l’image de son pays, qu’une championne en devenir. Non reconnu par l’ONU (la Russie et la Chine ayant opposé leur veto), encore moins par le Comité international olympique (CIO), l’Etat se développe tant bien que mal. En 2009, la judoka remporte le titre mondial chez les juniors et trois ans plus tard, elle dispute les JO de Londres sous les couleurs de… l’Albanie. La Fédération internationale de judo (FIJ) ne reconnaît alors pas le petit Etat des Balkans. Si l’athlète s’incline au deuxième tour, elle décide désormais de taper du poing sur la table pour exiger les trois lettres « KOS » frappée sur son dossard. « Vous vous sentez vraiment inférieure aux autres athlètes quand tous ceux de votre catégorie ont le nom de leur pays inscrit dans le dos, alors que c’était inscrit Albanie ou FIJ pour moi jusqu’en 2012 », tonne la championne.

Ses vœux seront exaucés en 2013. Pour la première fois de sa carrière, lors des championnats du monde en août à Rio, elle concourt en tant qu’athlète Kosovare. Mieux, elle offre à son pays son premier titre mondial. A 10 000 kilomètres de là, à Peja, Pristina et dans toutes les villes du Kosovo, c’est un jour de fête. Pour une fois, la presse internationale ne parle pas du pays qu’à travers ses guerres ou ses luttes interconfessionnelles, mais bien pour un exploit sportif.

Reconnaissance du CIO

Kelmendi devient une star. La star même. Les offres affluent de toutes parts. Des pays, comme l’Azerbaïdjan ou la Turquie, lui proposent beaucoup d’argent. Difficile de résister aux sommes astronomiques de 7000 euros par mois environ qu’on lui propose lorsque le salaire moyen au Kosovo avoisine les 240 euros et que 50 % des jeunes sont au chômage. D’autant que ses parents, cette même année, sont licenciés de leurs entreprises respectives.

Majlinda Kelmendi, en 2013, lors de son premier titre mondial, à Rio. | YASUYOSHI CHIBA / AFP

Mais elle décide de ne pas céder aux sirènes de la facilité. Le gouvernement du Kosovo parvient à débloquer une bourse de 1500 euros pour la judoka qui dispose aussi d’un petit complément grâce à un sponsor. Des revenus relativement modestes pour une athlète de son envergure, mais l’essentiel est sauf : continuer à pouvoir défendre les couleurs du Kosovo.

En 2014, Majlinda Kelmendi remporte un deuxième titre mondial, à Tcheliabinsk, en Russie. A sa descente d’avion à l’aéroport de Pristina, elle est accueillie par la présidente Atifete Jahjaga en personne. Et le bain de foule auquel elle a droit dans la capitale est retransmis à la télévision, alors que sur tous les immeubles figure le visage de la nouvelle étoile du peuple.

Dans la foulée, le Kosovo gagne une bataille à laquelle Majlinda Kelmendi a beaucoup contribué. Le 9 décembre 2014, à Monaco, après vingt-deux ans de refus, le CIO accepte de reconnaître le petit Etat comme le 205e Comité national olympique. « Le CIO ne pouvait pas nous ignorer éternellement. Ils savent qu’il y a ici la double championne du monde. Je dois avoir des droits et pouvoir représenter mon pays », commente-t-elle au site d’information Sept-info.

Si la Kosovare représentera bien son pays au Brésil – pays qui n’a toujours pas officiellement reconnu Pristina –, la judoka est passée à un cheveu de ne pas être de la grand-messe. Le 16 juin, lors d’un stage de préparation olympique à Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales), l’athlète a refusé de se soustraire à un contrôle antidopage diligenté par l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD). L’affaire, jusque-là, n’a pas eu de suite. Mais si Majlinda Kelmendi parvient à concrétiser son rêve en remportant l’or olympique, elle parviendra difficilement à laisser sous terre ce contrôle avorté qui a fait couler beaucoup d’encre dans le Landerneau du judo.