Dans une autre vie, Naoki Urasawa aurait pu devenir designer chez un fabricant de jouets. A sa sortie de l’université, en 1982, le diplômé en économie préfère cependant refuser cette proposition d’emploi pour tenter sa chance dans le manga. Un choix judicieux, à en juger par le succès de ses multiples œuvres, vendues à plus de cent millions d’exemplaires et traduites dans le monde entier. L’auteur, qui dessine « avec l’ambition que tout le monde puisse lire mes œuvres, qu’elles puissent traîner dans le salon familial à la portée de tous », a su conquérir un public universel grâce au suspense haletant et à la narration cinématographique de ses thrillers. Sa dernière œuvre en date, Billy Bat (Pika Edition), qui s’achève ce mois-ci au Japon après huit années de parution, ne déroge pas à la règle.

Urasawa revisite l’histoire de l’humanité par le prisme d’une chauve-souris fantastique dans Billy Bat, son oeuvre la plus ambitieuse. | BILLY BAT © 2009 Naoki Urasawa/Studio Nuts/Takashi Nagasaki/Kôdansha

On y suit les déboires de Kevin Yamagata, un dessinateur américain qui part précipitamment au Japon au lendemain de la seconde guerre mondiale pour s’assurer qu’il n’a pas inconsciemment plagié son héros de comics, la chauve-souris détective Billy Bat, sur une création nippone. Son bref séjour sur l’archipel tourne au drame : empêtré dans une affaire de meurtre, le dessinateur découvre qu’une chauve-souris fantastique tire les ficelles de l’Histoire depuis la nuit des temps. Un complot aux répercussions mondiales, un antihéros dépassé par les événements, des sauts réguliers dans le temps… Billy Bat reprend tous les codes devenus récurrents chez Urasawa et son coscénariste de longue date, Takashi Nagasaki, pour les pousser encore plus loin en faisant intervenir des personnages historiques variés, de Jésus à Lee Harvey Oswald, l’assassin de John F. Kennedy tout en procédant à une mise en abyme intelligente sur la bande dessinée.

Un talent précoce pour le dessin

Au Japon, Urasawa a pourtant été connu comme un auteur de mangas d’un tout autre registre pendant près de quinze ans. L’auteur, né en 1960 à Tokyo n’est pas à une contradiction près, lui qui a commencé, dès son plus jeune âge, à noircir des cahiers entiers de ses dessins mais s’est pendant longtemps refusé à devenir mangaka. A l’école primaire, le petit garçon va même jusqu’à imiter le trait maladroit de ses camarades en cours d’art plastique pour cacher son talent précoce, de peur d’être stigmatisé. Sa première création longue, le manga de science-fiction La Cordillère des temps anciens, réalisé à l’âge de neuf ans, impressionne cependant enfants comme adultes. L’influence graphique de son modèle, Osamu Tezuka – considéré comme le « Dieu du manga » – y est flagrante : l’ombre du créateur prolifique d’Astro Boy, de Bouddha ou encore d’Ayako plane d’ailleurs sur toute la carrière d’Urasawa.

Au début des années 1980, l’étudiant, qui consacre tout son temps libre à ses deux passions de toujours, la musique et le manga, ne s’imagine pas pour autant faire carrière dans ces deux domaines. Urasawa postule pour un poste d’éditeur ou de commercial chez Shôgakukan, une célèbre maison d’édition japonaise au riche catalogue. Une série de quiproquos l’amène finalement à concourir au prix du meilleur jeune mangaka avec son manuscrit Return… et à le remporter. Ce succès inattendu incite le jeune homme de vingt-deux ans à tenter sa chance dans la bande dessinée.

« Ça n’a pas de sens d’être mangaka si on ne parvient pas à être populaire »

Après des débuts anonymes et compliqués, Urasawa, qui envisage brièvement de devenir l’assistant de Katsuhiro Otomo, un auteur qu’il admire de longue date, se lance en 1986 dans la prépublication de ses deux premières séries : Pineapple Army (Glénat) avec le scénariste Kazuya Kudô, et surtout Yawara ! (inédit en France), une comédie romantique sportive au succès fulgurant.

Yawara! s’est vendu à plus de trente millions d’exemplaires au Japon. | YAWARA! © 2008 Naoki URASAWA/Studio Nuts

Le public japonais se passionne en effet pour le quotidien de cette lycéenne obligée de pratiquer le judo au haut plus niveau sous la contrainte de son grand-père, ex-champion de la discipline, alors qu’elle n’aspire qu’à s’amuser. La série, couronnée du prix Shôgakukan en 1990, s’écoule à trente millions d’exemplaires et bénéficie d’une grande médiatisation grâce à son adaptation animée. La frénésie autour de Yawara ! atteint des records lors des Jeux olympiques de Barcelone, en 1992 : la judokate japonaise Ryoko Tamura y remporte une médaille d’argent et se voit surnommée « Yawara-chan » en référence à l’héroïne d’Urasawa, qui vise elle aussi une médaille lors de cette compétition.

Avec Yawara !, Urasawa tente de réaliser l’objectif ambitieux qu’il s’est fixé à ses débuts professionnels : abolir la barrière entre mangas « mineurs » (les œuvres intimistes au lectorat réduit) et mangas « majeurs » (les succès commerciaux, plus grand public) en réalisant des œuvres à caractère personnel mais susceptibles de toucher un large lectorat. Un projet que l’auteur résume d’une formule en 1989 : « Je pense que bien se vendre est la condition première à remplir pour un mangaka. Ça n’a pas de sens d’être mangaka si on ne parvient pas à être populaire. »

Une facette plus « sauvage » avec « Happy ! »

En 1993, alors qu’il vient de terminer Yawara ! et poursuit son travail sur la série Master Keaton (Kana), Naoki Urasawa se sent prêt à créer un thriller, convaincu que le manga japonais manque cruellement d’intrigues à suspense comme celles du romancier américain Stephen King, qu’il admire. Son éditeur préfère cependant le voir continuer dans la lancée de son précédent succès. Urasawa accepte donc à contrecœur de réaliser une autre comédie sportive romantique. Mais avec Happy ! (Panini Manga), l’auteur contourne autant que possible les consignes qui lui sont données pour créer une intrigue où le sport est souvent relégué au second plan.

La progression graphique d’Urasawa, au fil des tomes d’Happy!, lui permet de mieux exprimer le ressentiment de Choko Ryugasaki. | HAPPY! © 1998 Naoki Urasawa/Studio Nuts/Shôgakukan

Urasawa choisit en effet de mettre l’accent sur les déboires de son héroïne, Miyuki, une lycéenne obligée de faire carrière dans le monde du tennis professionnel pour rembourser une dette colossale à la mafia japonaise, sous peine de devoir travailler dans un lupanar… Les matchs de tennis sont parfois absents pendant des chapitres entiers, ou résolus en quelques pages : Urasawa préfère se pencher sur des thèmes – le désir sexuel, la misère sociale – qui révèlent une facette jusqu’ici inconnue de sa personnalité : « Je voulais exprimer mon côté sauvage”. J’avais l’impression confuse d’être perçu comme un homme très propre sur lui et je me demandais s’il n’y avait pas un moyen de dévoiler ma vraie nature. »

Une plongée à suspense dans l’Allemagne post-mur de Berlin avec « Monster »

Le docteur Tenma doit lui-même rester discret pour échapper à l’inspecteur Runge, persuadé de sa culpabilité. | MONSTER KANZENBAN © 2008 Naoki Urasawa/Studio Nuts/Takashi Nagasaki/Shôgakukan

Un an après avoir entamé Happy ! à un rythme de parution hebdomadaire et juste après avoir conclu Master Keaton, Urasawa, fidèle à son rythme de travail surchargé, entame parallèlement la publication bimensuelle de Monster (Kana). Pour ce premier thriller cosigné avec Takashi Nagasaki et inspiré de la série télévisée américaine Le Fugitif, le mangaka met en scène la traque haletante, dans l’Allemagne post-mur de Berlin des années 1990, de Kenzô Tenma, un médecin japonais lancé à la poursuite de Johann, un ancien patient devenu tueur en série, alors qu’il est lui-même recherché par la police pour des crimes qu’il n’a pas commis.

Les critiques ne s’y trompent pas : Monster est récompensé du prestigieux grand prix culturel Osamu Tezuka en 2001, et les dix-huit volumes de la série s’écoulent à plus de vingt millions d’exemplaires. Une adaptation hollywoodienne reste à l’ordre du jour puisque le réalisateur mexicain Guillermo Del Toro démarche depuis un moment les chaînes de télévision susceptibles de donner le feu vert à son projet de série télévisé, après s’être heurté au refus de HBO.

« 20th Century Boys », entre inspiration autobiographique et influence de l’actualité

En 1999, Urasawa achève Happy ! et commence, à côté de Monster, un autre thriller : 20th Century Boys (Panini Manga), qui emprunte son titre au célèbre morceau de T-Rex, 20th Century Boy. Urasawa y aborde sa passion musicale à travers le personnage de Kenji, qui a laissé tomber son rêve de devenir rockeur pour travailler dans une épicerie. A la fin des années 1990, ce héros ordinaire rassemble précipitamment ses amis d’enfance après avoir réalisé qu’un dénommé « Ami », le gourou masqué d’une secte de plus en plus influente, suit à la lettre le scénario catastrophe imaginé par sa bande trente ans plus tôt. L’humanité est donc vouée à disparaître le 31 décembre 2000 si Kenji et son groupe n’agissent pas à temps.

L’identité secrète d’« Ami », le gourou masqué, fait partie des nombreux mystères entretenus dans 20th Century Boys. | 20TH CENTURY BOYS © 2000 Naoki Urasawa/Studio Nuts/Takashi Nagasaki/Shôgakukan

Le succès de 20th Century Boys est tel que la série remporte en 2001 le prix d’un éditeur concurrent (Kôdansha), quelques années avant d’être adapté en trilogie cinématographique à gros budget. Le manga, autobiographique « à 10 % » selon Urasawa, est un mélange réussi de thèmes dans l’air du temps : la nostalgie des années 1960, le souvenir des attaques terroristes perpétrées par la secte Aum au Japon, l’excitation et la peur du passage au XXIe siècle…

« Le rythme de parution japonais des mangas est impossible à tenir »

Urasawa se réapproprie le personnage d’Astro dans Pluto et réinvente celui du robot-inspecteur Gesicht. | PLUTO © 2004 Naoki Urasawa/Studio Nuts/Takashi Nagasaki/Tezuka Productions/Shôgakukan

En 2003, le mangaka, sans doute perturbé de travailler depuis un an sur une seule série à la fois (20th Century Boys), s’engage dans un projet très personnel avec Pluto (Kana), la réécriture d’Astro, le robot le plus fort du monde, une aventure d’Osamu Tezuka qui l’a particulièrement marqué pendant son enfance. Urasawa et Nagasaki parviennent à transformer le récit enfantin d’une centaine de pages en un polar de huit volumes. L’enquête de l’inspecteur-robot Gesicht sur le meurtre des sept androïdes les plus forts du monde emprunte autant à l’univers de science-fiction imaginé par Isaac Asimov qu’à l’ambiance angoissante du Silence des agneaux.

Le succès de Pluto s’inscrit dans la continuité des précédentes créations du prolifique auteur : le manga remporte le prix Osamu Tezuka en 2005, s’écoule à plus de huit millions d’exemplaires et donne lieu, en 2015, à une adaptation au théâtre par le chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui. Le studio américain d’animation Illumination Entertainment (à l’origine de Moi, moche et méchant et des Minions) détient les droits de l’œuvre depuis 2010.

Accident de travail et critiques récurrentes

Naoki Urasawa. | Naoki Urasawa

Entre 2006 et 2007, Urasawa, qui fut à un moment l’une des cinq personnes les mieux payées du Japon, traverse une période compliquée : la conclusion précipitée de 20th Century Boys provoque la colère des lecteurs, frustrés de ne pas obtenir les réponses aux questions qui les ont tenus en haleine pendant les sept années de parution du manga. Urasawa est en réalité obligé d’arrêter de dessiner pour soigner son épaule désarticulée. Cette blessure, provoquée par le rythme de travail intensif et quasi-ininterrompu poursuivi pendant ses vingt ans de carrière, l’oblige à suivre une longue rééducation. Depuis cet incident, Urasawa se montre très critique du rythme de travail imposé aux mangakas : « Honnêtement, le rythme de parution hebdomadaire des mangas, au Japon, est une anomalie. […] Ce rythme est en réalité impossible à tenir. »

Une fois rétabli, le mangaka offre une fin plus longue – mais pas forcément plus satisfaisante – à ses lecteurs sous le titre de 21st Century Boys. Les critiques concernant les difficultés de l’auteur à conclure ses intrigues, déjà entendues pour Monster, refont surface. Au festival Japan Expo de Paris, en 2012, il expliquait qu’il cherchait à créer des fins « ouvertes » par opposition aux fins « trop parfaites » qu’il devait fournir à chaque chapitre de Pineapple Army et Master Keaton.

La quête de l’apogée

En 2008, Urasawa entame Billy Bat quelques mois avant d’achever Pluto. Il se consacre ensuite exclusivement à son thriller historique sans cacher sa crainte d’un éventuel déclin : « Tout artiste atteint son apogée à un moment donné de sa carrière. Avoir conscience de vivre cette période est probablement le seul moyen de pouvoir la prolonger. » Malgré l’ambition démesurée de son intrigue et le découpage cinématographique de ses planches, Billy Bat pêche en effet par un manque de surprises et par des personnages moins attachants que ses héros précédents.

L’avenir du mangaka de 56 ans, auquel un musée tokyoïte vient de consacrer une grande rétrospective à l’occasion de ses trente-trois ans de carrière, reste pour l’instant inconnu. Urasawa va-t-il prendre une retraite bien méritée après la parution japonaise du vingtième et dernier tome de Billy Bat, enchaîner avec un cinquième thriller, ou encore se lancer dans un registre inédit ? En 2014, le stakhanoviste du manga au bouc désormais grisonnant semblait déjà avoir un temps d’avance :

« En ce moment, je travaille sur Billy Bat, et tout le monde se dit : « Il est certainement tout le temps en train de dessiner Billy Bat » mais si vous croyez que je ne pense qu’à ça, vous vous trompez. […] Je suis tout le temps en train de penser à une nouvelle œuvre. »