« Sur Internet, les chats paradent au-dessus de tous les autres animaux. Pourquoi pas les chiens ? On comprend la discrétion de la tarentule, du porc-épic ou des serpents. Mais pourquoi le « meilleur ami de l’homme », unanimement plébiscité, a-t-il une e-réputation qui laisse à désirer ?

La célébrité des chats est un parfait témoin des ressorts de l’attention sur Internet. Ils ont commencé à mettre leurs pattes sur le Web dès ses débuts, et n’ont depuis jamais cédé leur place en tête des palmarès Facebook, Instagram, Flickr, Pinterest ou 4chan. Car ce qui circule à grande vitesse sur les réseaux sociaux ne doit être ni trop proche ni trop éloigné, ni trop domestiqué ni trop sauvage.

Pitreries joviales

Les photos de chiens parlent de leurs maîtres. Elles théâtralisent leur relation, mais elles n’ont pas assez d’autonomie pour rompre la laisse et bénéficier de la propulsion virale propre à Internet. Enfermés dans le compagnonnage affectueux des petits réseaux familiaux, les chiens ne traversent pas le Web avec ces pitreries joviales qui font le succès planétaire des « lolcats ».

Le chat, animal domestiqué depuis cinq mille ans – mais qui sait très bien vivre sans nous –, est en revanche un parfait vecteur pour la malice, la tendresse, la drôlerie, la cocasserie ou l’agilité. Acteur incomparable, il dispose d’un répertoire expressif plus étendu que bien d’autres ­animaux. A la fois autonome et proche – à demi domestiqué, disent les spécialistes –, on ne le commande pas : il a suffisamment de quant-à-soi pour produire des signaux qui lui appartiennent. Mais chacune de ses performances appelle sans détour l’identification et la projection anthropomorphe.

Le chat n’est pas une marionnette que nous « ventriloquons ». Il ressemble plus à cet ami incontrôlable qui surprend toujours par ses facéties. Ni trop proche ni trop éloigné. Le chien trône dans l’espace de proximité des semblables, zone de confort qui se passe d’écrans et de connexions. Quant au bestiaire sauvage de l’altérité animale, cet espace dans lequel Gilles Deleuze souhaitait que nous ayons des « rapports animaux avec les animaux », il est effrayant, hurlant ou puant. Bien trop aventureux pour attirer les internautes.

Du nouveau avec du familier

Les chats, eux, minaudent entre deux, dans cette zone d’excitation de la conversation sociale qui n’est ni monotone et personnelle, ni lointaine et risquée. Le chat est cette surprise sous contrôle que le Web a appelé sérendipité. Faire du nouveau avec du familier, être émerveillé par les à-côtés, faire confiance à la périphérie.

C’est en bordure du trop proche que s’est ouvert l’espace de théâtralisation de soi dans lequel les internautes se montrent, se moquent, partagent, rigolent et s’indignent. Sans doute le chat est-il pour cela l’emblème du désir expressif qu’ils projettent sur le Web : courir sur les toits, mais toujours retomber sur ses pattes. »

Dominique Cardon, sociologue au Laboratoire des usages d’Orange Labs et professeur associé à l’université de Marne-La Vallée. Auteur de A quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data, coll. « République des idées », éd. Seuil, 2015. 112 P. 11,80 €.