Aline Zalko

On ne peut pas dire que Georges Bizet ait eu de la chance avec ses créations lyriques. Des Pêcheurs de perles (1863) à L’Arlésienne (1872), aucun de ses projets n’a tenu l’affiche plus de dix-huit représentations… quand ils ont pu être montés ! C’est dire si la création de Carmen, le 3 mars 1875, à l’Opéra-Comique est un moment d’angoisse pour le compositeur de 36 ans. Pour ce sujet librement choisi, qu’il emprunte à la nouvelle de Prosper Mérimée parue en 1847, Bizet s’est adjoint le concours du plus fameux duo de librettistes, Henri Meilhac et Ludovic Halévy, chers à Jacques Offenbach.

Les répétitions se révèlent épuisantes : les chanteurs ne jouent pas leur personnage avec le naturel attendu, l’interprète du rôle-titre, Célestine Galli-Marié, exige une première apparition marquante – d’où treize versions de la habanera, le fameux « L’amour est un oiseau rebelle » –, les musiciens estiment la partition trop ardue, le directeur de la Salle Favart est exaspéré par le thème, qu’il juge indécent.

La Callas interprète « L’amour est un oiseau rebelle »

Maria Callas - Habanera - Carmen - Bizet - french subtitles
Durée : 04:14

Le jour de la première, tout se présente pourtant bien, même si on redoute le temps considérable que prennent les changements de décors. Dans le public, les compositeurs Gounod, Thomas, Offenbach, Delibes, Massenet, Lecocq, d’Indy, mais aussi les écrivains Dumas fils et Daudet. Et nombre de critiques et journalistes, puisque l’événement sera l’objet de près de soixante comptes-rendus et chroniques.

Le premier acte plaît, et Bizet est très entouré ; mais au fil de la représentation, gâtée par des chœurs approximatifs, la froideur gagne. Au troisième acte, seul l’air de Micaëla, le plus classique sinon le plus convenu, proche de l’esthétique de Gounod, est applaudi. Quant au quatrième acte, il se joue dans un climat « glacial, de la première à la dernière scène », au dire de Ludovic Halévy lui-même. Le co-auteur du livret, il est vrai, comprend mal l’ambition de Bizet. Il s’est étonné d’une partition si éloignée de l’attente du bourgeois. « Je comprends le public, Bizet ne le voit pas », dit-il. Plus tard, il se ravisera : « Il nous avait fallu un peu de temps pour arriver à aimer et à admirer cette partition. Nous avions d’abord été plus étonnés que ravis. Telle est l’impression évidente du public du premier soir… »

L’accueil est si froid que, à l’issue de la première, Bizet se réfugie, désespéré, dans le bureau du directeur où son ami le compositeur Benjamin Godard le retrouve. Puis il part errer dans Paris jusqu’à l’aube au bras du fidèle des fidèles, Ernest Guiraud, celui-là même qui composera les récitatifs de Carmen quand, pour les productions à l’étranger, les dialogues originaux devront être adaptés. Dès le lendemain, témoigne le compositeur Vincent d’Indy, venu faire travailler le ténor Paul Lhérie, qui interprète un fragile Don José, « tout le monde tournait le dos à Bizet “depuis le directeur jusqu’au concierge” ! Bientôt, le succès s’affirmant, le vent tourna. » Georges Bizet, toutefois, n’en sut rien. Il meurt brutalement le 3 juin.

« Il faudrait pour le bon ordre social et la sécurité des dragons et toréadors qui entourent cette demoiselle la bâillonner et mettre un terme à ses coups de hanches effrénés, en l’enfermant dans une camisole de force. » La critique du « Siècle »

L’opéra tiendra l’affiche jusqu’au bout, malgré une critique assassine. Si la musique dérange par son audace, c’est le propos même de l’opéra qui fait scandale. Carmen est une femme dangereuse, sans attaches ni respect pour l’ordre établi, passant d’un amant à l’autre, avec pour seule morale et seules règles sa liberté et son bon plaisir. Le 8 mars 1875, Le Siècle épingle « une Carmen (…) littéralement et absolument enragée. (…) Il faudrait pour le bon ordre social et la sécurité des impressionnables dragons et toréadors qui entourent cette demoiselle la bâillonner et mettre un terme à ses coups de hanches effrénés, en l’enfermant dans une camisole de force après l’avoir rafraîchie d’un pot à eau versée sur sa tête. »

La Patrie surenchérit, stigmatisant « la véritable prostituée de la bourbe et du carrefour (…) , la fille dans la plus révoltante acception du mot ». Camille du Locle, alors directeur de l’Opéra-Comique, se défausse : « C’est de la musique cochinchinoise ; on n’y comprend rien ! »

Quelques années plus tard, lorsqu’il est question de reprendre Carmen à l’affiche, le nouveau directeur de l’Opéra-Comique lance à Ludovic Halévy : « Comment avez-vous pu choisir un tel sujet ? » Un sujet qui deviendra pourtant bientôt l’un des plus populaires de l’histoire de la musique. Selon le site Operabase, on a dénombré, entre 2009 et 2014, 667 productions et 3 147 représentations de Carmen. Près de deux par jour ! Juste derrière La Traviata. Revanche des femmes réprouvées !

Un succès planétaire

Le scandale moral de 1875 a toutefois survécu au triomphe de Carmen, en témoigne ses tribulations en Chine. Lorsque l’œuvre, à la demande de l’Opéra central de Pékin, est créée le 1er  janvier 1982 dans la salle du Pont du Ciel, l’accueil est triomphal. Et même si le public est en partie composé de diplomates et de journalistes occidentaux, les officiels, notables et étudiants chinois ne sont pas avares d’applaudissements… Mais, dès le 6 janvier, le chef français Jean Périsson cède la baguette à la Chinoise Zheng Xiaoying et la suite des représentations est compromise : l’œuvre, dont la presse n’a pas relayé la production, est soudain jugée « scabreuse et subversive ».

Interview de René Terrasson à propos de « Carmen » à Pékin

Le scandale intervient parfois là où on ne l’attend pas. En 2014, c’est en Australie que la censure s’abat sur Carmen, déprogrammé à l’Opéra de Perth pour ne pas froisser un mécène soucieux de santé publique qu’une intrigue dans une fabrique de tabac pouvait heurter.

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Des péripéties qui n’enlèvent rien au succès planétaire de l’œuvre de Bizet. Ainsi, l’opéra français a séduit la Mongolie. En 2010, Papillon, la librairie française d’Oulan-Bator, a proposé, dans le cadre du Salon du livre de la ville, une Carmen mongole dirigée par le Lyonnais Robert Ressicaud : l’idiome local y cédait cependant à la langue française pour les airs phares de l’œuvre de Bizet. Quatre ans plus tard, elle y fut même jouée entièrement en français. Comme si la vraie liberté ne pouvait se chanter qu’en version originale.